— Adrian Ackerman (+1212-555-0918)

(Région de Luleå, Suède, 1er août 2021, début de soirée) Astra hésite. Elle fixe l’écran de son téléphone et le numéro qu’elle a composé. Elle n’a pas encore appuyé sur le bouton d’appel. La vérité, c’est qu’elle est morte de peur. Elle n’a pas la moindre idée de ce qu’elle va bien pouvoir dire à Adrian. Oh, bien sûr, elle a longuement imaginé ce moment, elle a répété le même discours des dizaines de fois comme s’il s’agissait de répliques de théâtre, mais en réalité les choses sont bien différentes et bien, bien plus compliquées. Cela fera bientôt dix mois qu’elle n’a pas vu son frère aîné. Dix mois qu’elle a disparu du jour au lendemain, ne laissant derrière elle qu’un appartement vide, rapidement étiqueté comme scène de crime. Dix mois sans donner le moindre signe de vie. Elle n’imagine pas l’état de détresse dans lequel doit se trouver Adrian. Ce ne sont certainement pas Stellan et Shani qui l’ont réconforté. Pourquoi l’auraient-ils fait, après tout ? Ils sont responsables de ce qui lui est arrivé. Ils sont responsables de la vie qu’elle est obligée de mener à présent, dans l’ombre, coupée du reste du monde. Ils l’ont tuée et à présent, ils la traquent comme un animal. Astra soupire longuement. Sa main libre repose sur son ventre rond ; ce ne sera plus très long, elle peut accoucher à n’importe quel moment à présent. Est-ce pour cette raison qu’elle ressent l’envie viscérale de retrouver son frère ? Peut-être que oui, peut-être que non, mais elle s’est enfin décidée à le faire. Eirik l’a rassurée, grâce à Tuyên, c’est sans risques. La communication sera entièrement cryptée, entièrement protégée. Personne ne les retrouvera, mais elle pourra parler à Adrian… S’il ne décide pas d’ignorer le numéro masqué. Quelle heure est-il, à New York ? Astra fait rapidement le calcul. Il est tout juste vingt heures en Suède, alors il est quatorze heures à New York. Adrian est probablement à sa galerie. Installé à côté d’elle, comme pour lui donner du courage, Eirik passe un bras autour de ses épaules. Astra appuie sur le bouton d’appel et porte le téléphone à son oreille. Elle tremble un peu, et l’Anglais doit entendre les battements affolés de son cœur. Une sonnerie… Deux sonneries… Trois sonneries… Quatre sonneries… Adrian décroche. À peine a-t-elle entendu sa voix qu’elle manque de fondre en sanglots. Mais il faut qu’elle se reprenne. Si elle ne dit rien, son frère va raccrocher. Elle prend son courage à deux mains, mais elle n’en mène pas large. « A… Adrian ? C’est… C’est moi… C’est Astra… »

(Région de Luleå, Suède, 1er août 2021, début de soirée) Entendre la voix d’Adrian bouleverse Astra. Elle aimerait tant qu’il soit auprès d’elle, qu’il puisse la serrer dans ses bras et la rassurer comme il avait toujours su le faire. Il a certainement des milliers de questions à lui poser et elle ne peut que le comprendre – si les rôles avaient été inversés, elle aussi aurait été morte d’inquiétude et lui aurait fait subir un véritable interrogatoire. Le problème, et il n’est pas des moindres, c’est qu’Astra n’est pas sûre de ce qu’elle peut lui dire ou non. De ce qu’elle peut lui dire par téléphone sans risquer de passer pour une illuminée. Il n’y a pas si longtemps, elle aussi était dans l’ignorance la plus totale. Et si Eirik lui avait avoué la vérité de but en blanc, elle l’aurait pris pour un fou et ne l’aurait pas cru un seul instant. Alors être tout à fait honnête avec Adrian, après cette absence inexpliquée et soudaine… « Je… Je vais bien. Je vais bien maintenant, ne t’en fais pas. Je vais bien. » Shani m’a tuée, mais ne t’inquiète pas, je suis revenue à la vie parce qu’il s’avère que je possède un gène spéciale qui me rend immortelle. Et toi, quoi de neuf, depuis le temps ? Astra étouffe ce qui s’avère être un rire nerveux lorsqu’Adrian évoque son appartement, l’état dans lequel Eirik et elle avaient dû le laisser avant de prendre la fuite. « Je suis désolée, Adrian, je suis tellement désolée… Je n’ai pas eu le choix… Tout s’est passé si vite… » Pour lui, ça n’a aucun sens. Mais Astra, elle, ne se souvient que trop clairement des premiers moments ayant suivi sa résurrection. Sa panique, l’empressement d’Eirik, les valises faites à la hâte, l’aéroport rejoint tout aussi vite, la Russie… Et Lazarus, le Conclave… « Je ne sais pas par où commencer… Au téléphone, c’est… Tu ne me croiras pas, à ta place je ne me croirais pas… Mais je vais bien, d’accord ? Je ne suis pas toute seule, Eirik est avec moi et c’est grâce à lui que je vais bien… » Astra soupire longuement. « Ne va pas t’imaginer qu’il m’a kidnappée ou je ne sais quoi, ce n’est pas du tout le cas, on pourrait presque dire que c’est plutôt le contraire… » Si c’est une tentative d’humour de sa part, elle n’est pas très efficace. Autant qu’elle essaie de se rapprocher le plus possible de la vérité, même si elle doute qu’elle soit plus facile à avaler pour autant. « Écoute, c’est… C’est Shani. Elle a essayé de me faire tuer et elle a bien failli réussir son coup. Je ne sais pas si papa était au courant, je n’en sais rien… Mais Shani a essayé de me faire tuer. » Elle se tait, se mord la lèvre – la grande question ne tardera sans doute pas. Pourquoi ?

(Région de Luleå, Suède, 1er août 2021, début de soirée) Si Astra se met à la place d’Adrian, elle comprend que ses paroles n’ont aucun sens – ou en tout cas, très peu. Mais il serait encore plus confus si elle lui disait la vérité sans au moins essayer d’atténuer le choc. Il semble déjà surpris par l’implication de Shani dans sa disparition. Évidemment qu’il est ! Shani ne s’est jamais bien entendue avec eux, mais de là à essayer de la tuer… Si Adrian avait toutes les cartes en main, il comprendrait. Mais les immortels, le Conclave Écarlate, l’implication de leur sœur et de leur père… C’est beaucoup d’un coup, beaucoup trop. « C’est compliqué, Adrian… » Le moins que l’on puisse dire, c’est que c’est un euphémisme. Astra lance un regard nerveux à Eirik avant de soupirer longuement. « Si je te disais la vérité, tu ne me croirais pas. C’est juste que… Ce n’est pas exactement le genre de choses que je peux te dire au téléphone… Tu risquerais de me prendre pour une folle… Tu me connais, Adrian, tu sais que je ne t’aurais jamais laissé si j’avais eu le choix ! » Sa voix tremble, elle étouffe un sanglot. « Shani et Stellan… » Pas papa. Stellan, comme l’a si bien dit Adrian. D’un père, il n’a que le titre. Il est, tout au plus, leur géniteur. « Ils ne sont pas ce que tu crois. Ils sont mêlés à des… à des affaires louches, ils trempent dans des milieux dangereux… Stellan tire beaucoup de ficelles et Shani… Tu sais comment elle est, elle en veut toujours plus… Malgré moi j’ai mis les pieds là-dedans, je n’en savais rien, mais Shani… Elle s’est dit que c’était l’occasion rêvée de se débarrasser de moi. Mais les choses ne se sont pas passées comme elle l’avait prévu, Eirik a interrompu ses plans… » Enfin, presque. Disons que son arrivée, bien que tardive, l’avait au moins empêchée de tomber directement entre les mains du Conclave après sa première résurrection. Rien que d’y penser, Astra frissonne d’effroi. « Au début nous sommes allés en Russie, mais même là-bas ils nous ont retrouvé… Shani est une garce sociopathe et Stellan n’est pas mieux ! »

(Région de Luleå, Suède, 1er août 2021, début de soirée) Plus les minutes passent et moins Astra est à l’aise. Elle a l’impression d’avoir dit à Adrian tout ce qu’il était possible de lui dire par téléphone. Elle n’a jamais rien su cacher à son frère et elle est une très mauvaise menteuse. Une fois de plus elle se sent prise au piège, victime des circonstances. « Tu sous-estimes Shani, Adrian. Elle n’est pas… Elle n’est pas comme on le pensait, elle est pire ! » Pire que Stellan ? Astra n’a pas spécialement envie de le découvrir ; pas après le calvaire que lui a fait vivre sa sœur aînée. « Ils ont des contacts partout. Ils font des choses terribles ! Et en toute impunité ! Tu n’imagines pas… » Les souvenirs de la torture d’Eirik lui reviennent en mémoire et elle serre les dents pour ne pas fondre en sanglots. « Bien sûr qu’elle a fait l’indifférente… Ce n’est pas comme si elle allait t’avouer avoir mon sang sur les mains ! Si Eirik n’avait pas été là… C’est à la morgue que tu m’aurais retrouvée. » En petits morceaux. Ou peut-être qu’il ne l’aurait jamais retrouvée du tout – qui sait combien de temps Eirik et elle seraient restés entre les mains du Conclave si Shani était arrivée à ses fins ? Rien que d’y penser, Astra en a la nausée. « J’aimerais pouvoir te dire où je suis, mais je ne sais pas si… Je ne sais pas si je peux, je ne sais pas si c’est sûr… Je suis certaine qu’ils surveillent tes moindres faits et gestes et tes communications… Si j’ai pu t’appeler aujourd’hui, c’est parce qu’une amie d’Eirik a pu sécuriser la ligne. Si je te dis où je suis, j’ai peur qu’ils te suivent et… » Astra ne termine pas sa phrase. Ce n’est pas nécessaire, les tremblements de sa voix font passer le message. « Si ça ne concernait que moi, je te dirais sans hésiter où je suis, mais… » Elle soupire longuement, les paupières closes. Elle espère que son frère est assis. « Je… Je suis enceinte. »

(Région de Luleå, Suède, 1er août 2021, début de soirée) Le silence qui suit l’annonce d’Astra en dit long sur la réaction d’Adrian. Si les rôles avaient été inversés, sans doute n’aurait-elle pas réagi différemment. Sa disparition, les révélations à propos de Shani et Stellan… Et maintenant, sa grossesse. Le moins que l’on puisse dire, c’est que bien des choses se sont passées, en moins d’un an. C’est beaucoup d’informations à digérer d’un coup et encore, elle ne lui a pas encore dit que la date de son terme approche. « Écoute, ce n’était pas prévu, certainement pas après ce que Shani m’a fait… Mais c’est arrivé et j’ai voulu les garder. » Les garder. A-t-elle besoin d’expliquer le sous-entendu, ou est-ce qu’Adrian parviendra à le comprendre seul ? Sans doute vaut-il mieux qu’elle précise, au cas où il s’imaginerait déjà oncle d’octuplés. « C’est une fille et un garçon… Je sais que ça va être compliqué, mais c’était ma décision. Je ne voulais pas laisser Shani m’enlever ça, je ne voulais pas la laisser gagner… Tu comprends ? C’est pour cette raison que je dois être prudente… Je… Je ne suis plus très loin de mon terme, c’est arrivé si vite… Je voudrais que tu sois là, c’est quelque chose que j’ai toujours voulu partager avec toi… Je vais essayer de trouver un moyen sûr de te faire voyager, d’accord ? Il doit forcément y avoir un moyen, Shani et Stellan ne peuvent pas être partout… » Elle aimerait en être certaine. Mais elle se souvient de la facilité déconcertante avec laquelle Lazarus l’avait retrouvée à Saint-Pétersbourg et rien que d’y repenser, elle frissonne.

(Région de Luleå, Suède, 1er août 2021, début de soirée) Évidemment qu’Adrian n’est pas sûr de comprendre. Les paroles d’Astra n’ont aucun sens, puisqu’elle lui dissimule la moitié – au moins – de la vérité. Mais lui dire la vérité au téléphone… Il la croirait complètement folle. Elle étouffe cependant un petit rire à sa plaisanterie. « Non, non… J’ai bon espoir qu’au moins l’un d’entre eux soit brun ou hérite au moins de mes yeux… Et puis même s’ils sont tous les deux blonds aux yeux bleus, ils seront parfaits. » Elle sourit, une main toujours posée sur son ventre rond, à l’intérieur duquel les jumeaux s’agitent un peu. Cependant, elle fronce les sourcils lorsqu’elle entend le ton d’Adrian changer. Elle lance un regard à Eirik à côté d’elle, et son cœur loupe un ou deux battements lorsque son aîné lui avoue à demi-mots. Ses yeux s’écarquillent lorsqu’elle comprend ce qu’il sous-entend. Avec une aisance surprenante pour une femme enceinte de presque neuf mois, elle bondit sur ses pieds. « Quoi ?! » Si Adrian était en face d’elle, il verrait son air outré, inquiet… déçu… ? Elle secoue la tête, prend une profonde inspiration pour essayer de maîtriser la panique qu’elle sent grandir en elle. « Adrian… Adrian, qu’est-ce que tu as fait ? » Aussi vite qu’elle s’est relevée, elle retourne s’asseoir auprès d’Eirik, qui passe un bras autour de ses épaules pour la rassurer. Elle se mord la lèvre nerveusement, ses pensées ne sont plus qu’un maelström d’émotions négatives et d’angoisses ; elle est à peu près certaine que la clairvoyance et la prescience ne tarderont pas à s’en mêler, elles aussi. « Adrian… Quoi que tu aies fait… Il faut que tu trouves le moyen d’arranger les choses… Eirik ne m’a jamais rien fait, tu entends ? Rien ! Tout ce qui est arrivé, c’est de la faute de Shani et de personne d’autre ! C’est elle la responsable, c’est elle qui a tout gâché… Elle et personne d’autre ! Eirik n’y est pour rien. » Les choses auraient-elles été différentes s’ils s’étaient rencontrés plus tard, puisque de toute évidence ils étaient liés par le destin ? Peut-être que oui, peut-être que non. Mais cela ne change rien à la perfidie de Shani. En fin de compte, c’est elle, la responsable de tous leurs maux.