— Lucian blackthorn (0064 1222 7821 )

(Aix en Provence, France, juillet 2021, milieu de l’après-midi) Rosalyn ne s’attend pas à ce que son téléphone sonne si vite. En temps normal, Lucian est profondément endormi à cette heure de la nuit, et son sommeil est aussi lourd que celui d’un ours en pleine période d’hibernation. Elle décroche aussitôt, soulagée d’entendre sa voix. « Hi, my darling. » Elle roule des yeux aux premières paroles qu’il prononce, mais s’il lui faisait face, il verrait bien son petit sourire amusé. « Navrée de te décevoir mais promis la prochaine fois, ce sera un message plus plaisant… » Quelle merveilleuse façon de le rassurer, Rosalyn. Essaie encore. Elle prend une profonde inspiration, et se mord la lèvre avant de reprendre la parole. « C’est… Ce n’est pas vraiment le genre de nouvelle que je peux t’annoncer au téléphone… Enfin si, je pourrais, mais… » Elle secoue la tête. « Oh, merde… » Rosalyn jure trop peu souvent pour que ce soit un détail anodin, Lucian ne manquera pas de le remarquer. « Écoute, je crois que j’ai été repérée. Par qui je ne sais pas encore, mais quelqu’un me suit, j’en suis certaine. J’ai suffisamment d’expérience pour le remarquer et… Je pourrais m’en occuper toute seule, ce ne serait pas la première fois et ce n’est le problème, c’est… » Elle ferme les yeux, passe une main dans ses cheveux avant de s’asseoir sur le lit de sa chambre d’hôtel. « Je ne peux pas… Je ne peux plus prendre de risques, je… Oh, bon sang, j’aurais dû rester plus longtemps avec toi, je… » Sa voix se met à trembler. Et la voix de Rosalyn ne tremble jamais. « Je crois… Je crois que je suis enceinte. Enfin non, je ne crois pas, j’en suis sûre… Je suis enceinte, Lucian. » Félicitations, tu vas être papa.

(Aix en Provence, France, juillet 2021, milieu de l’après-midi) Une petite prière en hawaïen, et puis c’est le silence. Rosalyn déglutit lentement. C’est qu’elle aurait préféré pouvoir lui annoncer la nouvelle autrement qu’un téléphone, à l’autre bout du monde. « Lucian ? Tu es encore là ? » Elle l’entend tâtonner ; sans doute s’est-il levé précipitamment. À sa place, elle l’aurait bondi du lit aussi. C’est qu’il ne s’attendait sans doute pas plus qu’elle à ce qu’elle tombe enceinte si vite, quelques semaines à peine après leur grande conversation. Puis l’appel vidéo apparaît sur l’écran de son téléphone, elle active à son tour la caméra et adresse un sourire presque timide à son époux, dont elle distingue tout juste le visage grâce à la lune et l’éclairage du téléphone. « C’est encore tôt, les nausées sont gérables et honnêtement, ce n’est pas de vomir sur le premier venu qui m’inquiète le plus… » Ce qu’elle sous-entend, sans réellement oser le dire, c’est qu’elle a peur. Peur que quelqu’un ou quelque chose lui tombe dessus maintenant, maintenant qu’elle ne peut encaisser les coups et enchaîner les résurrections sans risquer de perdre l’enfant qu’elle porte. « Non, non, ne prend pas de vol pour Marseille, je ne vais pas rester en France, ce n’est sûr… Je vais retourner à Londres, j’y serai plus en sécurité, et je sais où aller… Prends le premier vol pour Londres, je t’y attendrai. » Elle hoche la tête, comme pour se convaincre que c’est la meilleure solution, la plus sûre. En réalité, elle n’en est pas persuadée. Elle a comme un mauvais pressentiment qui lui serre la gorge, la désagréable impression qu’elle aura beau rester sur ses gardes, ce ne sera pas suffisant. Rares sont les fois où Rosalyn appelle à l’aide, mais elle en est persuadée, elle a besoin de Lucian à ses côtés. Pour un millier de raisons. « J’aurai quitté le pays avant la fin de la journée, et je t’enverrai l’adresse de… Non, non, active la localisation de mon téléphone, tu pourras me suivre à la trace. C’est sans doute mieux. » Est-ce qu’il l’entend, la peur dans sa voix ? Sans le moindre doute. « Tu sais, quand je t’ai dit que je voulais bien que nous ayons un autre enfant, je ne pensais pas… Oh for fuck’s sake ! Je ne pensais pas que tu marquerais un but du premier coup ! Et oui, j’ai bien conscience du double sens de cette phrase, inutile de me le faire remarquer ! » Elle secoue la tête en haussant les épaules, avec un air faussement exaspéré. Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’ils n’ont pas perdu du temps. Alors elle est nerveuse, Rosalyn. Non, pire que cela, elle est terrifiée à l’idée que quelque chose tourne mal. « Rejoins-moi vite, c’est tout ce que je veux… »

(Aix en Provence, France, juillet 2021, milieu de l’après-midi) Les mots magiques ont été prononcés, c’est le branle-bas de combat à Hawaï. Rosalyn ne distingue plus grand-chose sur l’écran du téléphone, mais elle entend clairement Lucian s’agiter, s’habiller en hâte, ouvrir les placards, préparer un sac avec les premières affaires qui lui tombent sous la main. Sa propre valise est déjà prête et elle prendra bientôt la direction de l’aéroport, où elle embarquera pour un vol à destination de Londres, où elle sera bien plus à l’abri. En temps normal, elle ne se serait pas inquiétée d’être suivie – après quinze siècles de vie, ce ne serait pas la première fois – mais en de pareilles circonstances, elle sait qu’elle se doit d’être prudente, encore plus que d’ordinaire. Cette grossesse est une surprise de taille à laquelle elle ne s’attendait pas – pas si tôt, en tout cas. Elle n’essaie même pas de dissimuler sa nervosité, ce serait peine perdue. Toutes ses angoisses sont remontées à la surface et pour la première fois de sa vie, elle ne se sent pas capable de les gérer seule. Elle a besoin de Lucian et regrette de ne pas être restée plus longtemps à Hawaï avec lui ; son impatience lui a joué là un bien vilain tour. « En fin de matinée, d’accord… D’accord. » Ce n’est pas si loin que ça, essaie-t-elle de se raisonner après avoir jeté un rapide coup d’œil à l’heure. Le temps pour elle de rejoindre Londres, de l’attendre dans un endroit sûr… Les heures passeront rapidement et elle l’espère, sans aucun incident. « Peut-être… Peut-être que nous pourrions retourner à Queenstown ? Je sais, je sais, c’est le début de l’hiver, là-bas, mais c’est sûr… » Elle grimace lorsqu’elle réalise qu’une larme coule sur sa joue, elle l’essuie rapidement en espérant que Lucian soit trop occupé à autre chose pour le remarquer. « N’oublie pas de confier Darwin aux voisins. » Au milieu de toute cette pagaille, elle n’oublie pas de s’inquiéter pour leur fidèle compagnon à quatre pattes, probablement perturbé par cette soudaine agitation. « Ne dis rien aux autres pour l’instant, s’il te plaît… » Ce n’est pas que Rosalyn veuille à tout prix garder le secret, mais tant qu’ils ne seront pas à l’abri, sains et saufs en lieu sûr, n’importe quoi peut arriver. Et comme toujours, c’est toujours au pire qu’elle pense en premier. « Et essaie de ne pas te tromper d’avion, mon amour, tu sais comment tu es quand tu es un peu… Distrait. Ne te retrouve pas dans le mauvais pays. » Un petit rire lui échappe et tant pis pour les apparences, elle renifle bruyamment et essuie encore une fois ses yeux humides. « Je t’aime, Ao’ao. » Elle utilise rarement le véritable prénom de son époux ; elle l’appelle plus souvent Lucian par habitude, comme pour ne pas dévoiler son identité secrète. Alors, comme à chaque fois qu’elle utilise sa langue natale, ses mots sont lourds de sens.

(Aix en Provence, France, juillet 2021, milieu de l’après-midi) Rosalyn prend une profonde inspiration pour calmer les battements de son cœur agité. Tout ira bien, elle n’a aucune raison de paniquer… Elle sera bientôt dans un vol pour Londres, et n’aura finalement même pas besoin de quitter l’aéroport pour attendre Lucian. Ensuite, ils prendront tous les deux la direction de la Queenstown, là où ni le Conclave Écarlate, ni l’Ordre de l’Hydre n’a la moindre influence. Ils y seront en sécurité, au moins le temps de décider de la stratégie à aborder. Cette grossesse est arrivée bien plus rapidement que Rosalyn ne l’aurait cru possible ou espéré, elle est encore trop secouée par la nouvelle pour s’en réjouir. L’Anglaise n’a pas souvent besoin d’être rassurée, mais cette fois c’est le cas. Elle se contente de hocher la tête par réflexe lorsque Lucian la prévient qu’il est sur le point de monter en voiture, comme s’il pouvait la voir. « Sois prudent. » Même à des milliers de kilomètres, elle ne peut s’empêcher de lui donner des conseils, comme s’il avait besoin, à son âge, que son épouse enceinte et à deux doigts de la crise de nerfs lui demande de faire attention à lui. « Ce n’est pas un têtard, ne l’appelle pas comme ça… À ce stade, c’est plutôt un grain de riz… » Elle secoue la tête, un petit sourire aux lèvres, sa main libre posée sur son ventre encore plat. « Envoie-moi un message quand tu seras arrivé à l’aéroport. » La conversation est coupée, et Rosalyn laisse échapper un long soupir, toujours assise au bord du lit. Elle n’a à attendre qu’un instant avant de recevoir un e-mail de Lucian avec ses billets d’avion, suivi presque aussitôt par une suite d’émoticônes qui lui font lever les yeux au ciel en même temps qu’il provoque chez elle un éclat de rire bienvenu.

(FLASHBACK – Au large d’Anchorage, 12 février 2021, milieu de l’après-midi) Rosalyn retire l’un de ses gants le temps de pianoter sur l’écran de son téléphone. Elle n’attend que quelques secondes avant que Lucian décroche et que sa caméra s’active. Elle met vite sa main nue dans la poche de son manteau et fait quelques pas en direction de l’héliport. « Navrée de recourir au je te l’avais dit, mais c’était une perte de temps. » Rosalyn doit légèrement hausser la voix, pour qu’il puisse l’entendre malgré les vents glacés. L’Anglaise a beau ne pas être frileuse, elle se retient tout juste de claquer des dents. Elle a d’autant plus froid en voyant Lucian au coin de la cheminée. « Alimente bien ce feu, si je dois attendre trop longtemps ce fichu hélicoptère, c’est un glaçon que tu vas retrouver. » Elle anticipe une plaisanterie sur la façon idéale de la réchauffer en roulant des yeux. « Un hélicoptère sur un yacht de luxe de deux cents mètres au milieu de l’Arctique, merveilleux, non ? » Non, pas du tout, c’est même une insulte à leurs convictions. Un soupir lui échappe, son souffle froid fait comme une petite brume devant elle. Alors, il vient, ce fichu hélicoptère ? Rosalyn est trop fière pour retourner attendre à l’intérieur, même pour trembler. Elle préfère serrer les dents et conserver son amour-propre.

(FLASHBACK – Au large d’Anchorage, 12 février 2021, milieu de l’après-midi) L’agacement de Rosalyn est palpable, même à des centaines de kilomètres et au milieu de l’océan. Elle a l’impression d’avoir perdu son temps, comme à chaque fois qu’elle rencontre Alexis. Peu importe la situation, ils finissent toujours par tourner en rond – quand ils ne font pas que cracher leur venin. Alors lorsque Lucian lui demande de retourner attendre l’hélicoptère à l’intérieur, elle secoue la tête. « Non, je suis très bien où je suis. Plutôt mourir de froid. Ça ne m’est encore jamais arrivé, ce serait une expérience. » Elle ironise en levant les yeux au ciel et en haussant les épaules. Puis elle reprend son sérieux, regard accroché à son téléphone. « Alexis veut renverser Marius et prendre le contrôle de l’Ordre. Et après ça, je crois sincèrement qu’il se rêve empereur du monde entier. Je ne sais pas pourquoi il m’a réveillé tout ça, s’il espère que je tairai ces informations, il se trompe lourdement… Il a complètement perdu l’esprit, je ne vois pas d’autre explication. » Rosalyn prend une profonde inspiration pour ne pas s’énerver davantage. Elle a les nerfs à vif, elle est révoltée par les discours moralisateurs d’Alexis et sa prétendue bienveillance qui n’est en réalité rien d’autre que du mépris. « Tout ça n’annonce rien de bon. »