Lorenzo | Con i ricordi che stanno sempre in pole position

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Depuis la fenêtre de son ancienne chambre, le Vénitien pose doucement son regard bleu sur le canal mouvementé, au loin. Sa ville natale reste toujours égale à elle-même : lumineuse, vibrante et pleine de touristes venus des quatre coins du monde, que ce soit sur terre ou sur les mythiques gondoles ou bien sur d’autres embarcations en tout genre. Lorenzo pousse un soupir fatigué, presque imperceptible. Parfois, l’aristocrate ne supporte pas Venise, la déteste viscéralement. Et à chaque fois, rapidement, il se rappelle à quel point il l’aime tout aussi viscéralement. Après tout, c'est ici qu’il a grandi, dans une ville comme nulle autre au monde. Le professeur s’assied sur le bord de son lit. Décidément, son retour dans la somptueuse demeure familiale, après plusieurs mois à Rome, a réveillé en lui une nostalgie aussi douloureuse que réconfortante, teintée du même contraste que son amour pour Venise. Le trentenaire attrape un album photo, l'un des plusieurs qu’il avait sortis quelques minutes auparavant. Un petit sourire en coin se dessine sur ses lèvres. C’est fou comme chaque photo possède le pouvoir de lui rappeler des souvenirs si particuliers, si forts. Voici quelques exemples :


[20/04/1986] Sur cette photo, l’on voit un bébé dans les bras de sa mère. Un nouveau-né. Lui. Bien entendu, Lorenzo ne se rappelle pas ce jour-là. Mais il se souvient de cette photo, qu’il n’avait pas vue depuis de très longues années. Bon sang, sa mère était si jeune… Elle était visiblement épuisée, mais il y avait de la joie dans ses yeux. Et son père, il n'avait même pas trente ans sur cette photo. Bon sang, le professeur ne pourrait nier que cela lui faisait bizarre de voir son paternel avec un sourire aux lèvres. Mais il pouvait comprendre. C’était le premier jour du petit Renzo dans ce bas monde, le tout début de cette aventure à en couper le souffle, qu’on appelait la vie. La tristesse, les épreuves et les désillusions étaient encore loin, éclipsées par l’espoir et l’amour. Et que c’est beau, le fait que des caméras puissent rendre éternels ce genre de moments, conservés dans le temps, à l’abri des changements, souvent mauvais, que les années peuvent souvent apporter.

[20/04/1996] Ah, cette photo, qu’est-ce que l’Italien l’adore ! Sur cette dernière, on le voit, assis sur les genoux de son grand-père, Leonardo, dans l’énorme bibliothèque familiale, sans aucun doute son coin préféré du palazzo. Tellement de livres, tellement d’histoires, de secrets. Avec son grand-père, le jeune Boscari a appris à aimer l’Histoire, faisant ses premiers pas dans celle qui deviendrait sa voie, son avenir. Mais leur lien était plus profond que cela. Le vieux Boscari lui avait apporté l’attention et la tendresse que son propre père n’avait jamais daigné lui donner. Peut-être parce que lui-même ne l’avait pas reçue de sa part quand il était petit, apparemment. Tiens, cela a toujours intrigué Lorenzo, ces grands-pères très affectueux qui ne l’ont pourtant pas été avec leurs propres enfants. Un contre-sens, un vrai mystère. Mais, dans son cas, il est content que cela en ait été ainsi. Tellement qu’il a nommé son propre fils Leonardo. Un dernier hommage à cet homme qu’il admirait beaucoup et qu’il n’oubliera jamais.

[26/10/2000] La mâchoire du trentenaire se serre lorsqu’il tombe sur cette photo. La dernière qu’il ait prise avec sa mère avant qu’elle ne quitte Venise, les abandonnant son père et lui. Sur la photo, il n’y a que lui qui sourit, pas sa mère. La relation de Sarah Wrigley avec Cesare n’était plus viable, l’ambiance était depuis longtemps devenue délétère, hostile. Ça, Lorenzo l’avait compris à l’époque, vu que c’était difficile d’ignorer leurs disputes constantes. Mais ça ne l’avait pas préparé au départ de la Britannique. Il n’était qu’un adolescent de 14 ans, qui pensait surtout à son petit monde, ses études, ses amis, ses hobbies. Il ne pensait pas qu’elle allait partir du jour au lendemain, lui disant de rester sagement avec son père, un père qui allait silencieusement lui en vouloir pour on ne sait quoi, sans jamais le dire ouvertement. Ça n’a pas été une période facile pour Lorenzo. Mais ça l’a endurci, rendu plus fort, d’une certaine manière. Peut-être le seul avantage dans tout ça – si avantage il y a dans un cas pareil.

[18/05/2008] Voilà une photo plus joyeuse cette fois-ci : Lorenzo, entouré d’un groupe d’amis à l’université, à Rome. Le sourire ne ment pas, et d’autres tout aussi sincères l’accompagnent ; là, il allait mieux, loin de Venise et de la présence morose de Cesare Boscari. Cette vie d’étudiant, ces aventures de jeunesse, ces fous rires et cette insouciance, c’était ce dont il avait besoin pour s’épanouir. Et, par conséquent, l’envie de revenir à la Sérénissime n’était pas énorme… C’est donc pour cela que Lorenzo est resté environ six ans loin de la ville lagunaire, profitant pleinement de sa vie à Rome. Sans se douter qu’un jour, il reviendrait ici, dans cette même université, par la grande porte. Mais en quelque sorte, son départ serait en bonne partie pour les mêmes raisons, mine de rien. Comme quoi, certaines choses changent, mais d’autres pas.

[15/11/2009] Nouvelle photo qu’il regarde, nouveau souvenir. Et pas des moindres. Ce jour-là, le Vénitien est devenu officiellement membre du Conclave Écarlate. Les choses avec son géniteur allaient un peu mieux à l’époque, et c’était peut-être le dernier coup de pouce nécessaire pour qu’il accepte de se lancer enfin. Car, après tout, sa mission, son rôle en tant que Boscari n’était pas du tout une nouveauté pour lui ; le jeune héritier avait toujours su ce que son père attendait de lui, autrement dit, qu’il suive ses pas, honorant ainsi la tradition familiale. La photo en question, prise lors d’une soirée très privée au Palazzo Boscari, montre bien le luxe qui y régnait, entre familles anciennes du Conclave et membres éminents de Venise et d'autres villes italiennes et du monde. Lorenzo étire un sourire amusé en observant, sur un coin de la photo, une femme d’une soixantaine d’années dans une robe de luxe décidément trop serrée. C’est marrant, il ne l’avait jamais remarquée, tiens... Quant à lui, le golden boy du soir, aux références privilégiées qui lui avaient probablement ouvert grand les portes de l'organisation, dégageait une classe et une assurance sans effort, dans son smoking noir impeccable, comme s’ils étaient dans un gala à Hollywood ou Los Angeles. Noblesse oblige. Et une pointe de vanité, va.

[28/05/2014] Lorenzo prend une profonde inspiration. Il aurait dû se douter qu’il trouverait une photo d’elle aussi. Chiara. Sur celle-ci, la jeune mariée est sublime, le vent dans ses cheveux, un sourire sincère et un regard tellement perçant qu’il peut presque le sentir transpercer son âme en cet instant-même. Lorenzo retient son souffle, sous le coup de la douleur. Et en même temps, il caresse du bout des doigts le visage de celle qui est devenue son épouse ce jour-là. Cela faisait à l’époque un petit moment que le Boscari était revenu à Venise pour de bon, terminant son doctorat dans sa ville natale. Il avait fait la paix avec son père, ou fait un effort, en tout cas. Mais ce n’était toujours pas facile avec Cesare, hein. Ainsi, le jeune homme avait pris la décision de déménager ailleurs, dans une maison éloignée du palais familial et du contrôle de son géniteur, ce qui lui a permis d’être un peu plus libre de mener sa vie à sa guise. De rencontrer qui il voulait. De tomber follement amoureux. De convaincre la jeune femme en question de rester avec lui. D’avoir un enfant avec elle, même si ce n’était pas forcément prévu. Et de la demander en mariage quelques mois plus tard, sans y penser à deux fois, s’en foutant royalement de l’avis de son père. Ça a été si rapide entre eux, tout cela s’est passé en l’espace de deux ans seulement. Mais ils étaient tellement fusionnels. Alors pourquoi aurait-il dû épouser quelqu’un d’autre, une quelconque fille d’une famille aristocratique influente ? Juste pour faire plaisir à son père ? Ouais… Non. C’était sa vie, et il tenait à faire ses propres choix. Quitte à épouser Chiara en secret, sur une petite île isolée de la lagune. Quitte à faire enrager son paternel, qui lui a tout de même ordonné par la suite d’organiser un « vrai mariage, digne de leur famille », avec des invités importants. Eh bien, soit. Ils étaient déjà mariés, de toute façon. Que ça lui plaise ou pas. Et… Leo était déjà né, aussi. Un secret qu’il avait décidé de ne pas raconter, comme une vengeance tardive pour le silence qu’il lui avait souvent été réservé de la part de son paternel. Eh oui, Cesare, t’avais déjà un petit-fils depuis presque an et tu l’ignorais. Mais ce bébé, c’était un nouvel héritier Boscari… Et paf, le vieux n’était soudainement plus en rogne, tout d’un coup. Le fameux miracle, encore.

[04/12/2013] Une autre belle photo, celle qu’il vient de saisir, de lui avec Leo dans ses bras. Ce jour-là, Lorenzo ne l’oubliera jamais. Le jour où son fils est né, avant l’heure, les prenant Chiara et lui par surprise. Le professeur sourit en regardant la photo. Leo était tellement petit, mais il les a conquis dès la première minute. Comment un si petit être pouvait-il représenter quelque chose de si grand, si fort ? Un amour dont il avait entendu parler, mais qu’il n’avait jamais ressenti avant. Une tâche qui lui avait semblé à l’époque – et c’était encore le cas parfois – tout bonnement impossible. Malgré son envie de bien faire, l’Italien sait qu’il n’est pas parfait, bien loin de là. Il n’a pas toujours la patience qu’il voudrait avoir, il n’est pas toujours dispo quand il voudrait l’être, il n’a pas toujours la bonne réponse ou la bonne réaction, ou même le bon exemple à donner. Néanmoins, il aime son fils, ça ne fait aucun doute. Ça, et le fait qu’il est prêt à tout pour le protéger. Même aux choses les plus absurdes, du moment que ce soit pour son bien.

[05/10/2018] Sur cette photo, l’on voit le Vénitien avec le doyen de la Sapienza. Trente-deux ans à peine, et déjà sur la voie du succès. Plus jeune professeur de sa faculté, Lorenzo était de retour à Rome, y habitant désormais avec Chiara et Leo. Après quelques années en tant que professeur dans l’Université de Venise, où il avait lancé véritablement sa carrière, il faisait maintenant son retour à l’université où il avait été étudiant pendant de longues et belles années. Lorenzo était réellement ravi d’être à Rome à nouveau ; si l’aristocrate aimait Venise, avec tous ses défauts, il aimait tout autant la capitale italienne, sa beauté, son bruit, son effervescence. Mais, plus que tout la liberté qu’il y ressentait. Le trentenaire avait fait un sérieux effort pour tolérer son père, mais celui-ci s’immisçait un peut trop dans sa vie et menait la vie dure à Chiara, entre provocations, mépris et coups bas. Sa femme était une outsider, elle n’était pas issue du même milieu qu’eux. Pour le professeur, ce n’était pas un problème… Mais, pour le patriarche, c’en était un. De toute évidence, le fait que leur relation soit on ne peut plus officielle, qu’ils aient eu un enfant et qu’ils s’aiment de façon plus que visiblement ne lui suffisait pas ; il fallait bien qu’il pourrisse la vie de sa belle-fille. Eh bien, la solution était simple : foutre le camp. Recommencer ailleurs. Le Conclave était à Rome aussi, donc Cesare ne pourrait pas non plus utiliser cette excuse pour le retenir. Lorenzo était un Boscari, c’est vrai. Mais un Boscari amoureux. Et à un moment donné, ça suffit.

[08/09/2021] Cette photo, que le Boscari vient de sortir de la poche intérieure de sa veste, est sans aucun doute la pire de toutes jusque-là. Ou, en tout cas, celle qui l’angoisse le plus. Sur cette dernière, on le voit, son visage un peu flou, mal illuminé par un lampadaire, en train de transporter quelque chose dans une ruelle de Venise, l’air méfiant. Au premier abord, on ne pourrait pas vraiment imaginer de quoi s’il s’agissait. Sauf que lui, il sait : le corps sans vie de Chiara. Il pensait avoir été discret ce soir-là, mais… Cette photo qu’on lui a laissé il y a quelques jours dans sa boîte aux lettres le tourmente depuis. Juste une photo, sans aucun message, aucun chantage, rien. Comme une menace à peine voilée, comme un nuage noir qui plane au-dessus de sa tête, sans pour autant se transformer en pluie. Est-ce qu’il y en a d’autres photos de ce soir-là ? D'autres photos plus compromettantes, véritablement accablantes ? Il ne sait pas. Et il sent qu’il est de plus en plus proche de perdre la raison. Lorenzo ne dort plus, alors qu’il dormait déjà peu depuis la mort de Chiara. Il mange à peine, boit beaucoup trop. Il sort avec des inconnues, des coups d’un soir dont il ne retient pas le nom. Il ne voit même plus Leo, resté au Palais Boscari depuis des semaines, se contentant de quelques coups de fil rapides. Cet homme qu’il voit sur la photo, il sait que c’est lui. Mais, en même temps, ce n’est pas lui. Ou peut-être que si ? Peut-être que c’est le vrai Lorenzo Boscari finalement. Une version plus ténébreuse, froide et manipulatrice de lui, prête à tout pour sauver sa peau et sa réputation. Le professeur aimerait pouvoir dire avec certitude que non, que ce n’est vraiment pas lui. Mais il n’ose pas. Parce qu’il ressent en cet instant-même une colère incandescente vis-à-vis de l’abruti qui lui a envoyé ça. Une envie sanglante de lui faire payer pour l’avoir menacé lui et, indirectement, son fils. Avoir peur ne se sert à rien ; l’important, c’est de se servir de ses moyens pour savoir de quoi il s’agit.


La porte de la chambre s’ouvre soudainement derrière lui. Bien que pris de surprise, Lorenzo ne sursaute pas, ne bougeant même pas d’un centimètre. Aucun mot ne fend le silence pesant, jusqu’à ce que le professeur ne prenne finalement la parole, glacial :

« Fais tes adieux à Leo. Il faut qu’il disparaisse au plus vite. Il est en danger. »

« Quoi ? Mais… »

« Pas de questions. Moins tu en sais, mieux ce sera. Contente-toi d’inventer une bonne histoire qui justifie son départ. Le reste, je m’en charge. »

« Lorenzo, tu ne peux p… »

« T’as un quart d’heure. Fais-en bon usage. »

Et il se lève, sortant de son ancienne chambre, laissant derrière lui son paternel et les photos éparpillées sur son lit, sauf celle qui le compromettait. Le temps n’est plus aux sentimentalismes, oh que non. Il faut agir, et c’est exactement ce que Lorenzo compte faire. Coûte que coûte.