now you're just a stranger (esther)

novembre 2020

Elaleh poussa la porte du The Photographers' Gallery, endroit du Soho londonien dont le nom se passe d’explication. Un jeudi après-midi normal pour tant d’autres, un jeudi un peu spécial pour notre journaliste qui assistait au vernissage de la nouvelle exposition de photos de la galerie bien connue. Elle avait toujours bien aimé la photographie, et même si elle ne couvrait plus ce domaine artistique dans The Guardian, elle profitait sans gêne dans son passe-droit de journaliste pour assister en primeur aux lancements de toute sorte.

Elaleh salua la propriétaire de la galerie, la félicita pour le travail accompli, avant de promener, verre de champagne à la main, entre les panneaux de photos. Elle entama la conversation avec plusieurs visages connus, commentant œuvres et nouvelles du monde artistique, avant de s’exclamer joyeusement «Anna! » en reconnaissant, à quelques mètres d’elle, la photographe qu’elle avait rencontrée il y avait de cela une dizaine d’années, dans le cadre de son travail journalistique.

Photographe qui ne se retourna pas à la prononciation de son prénom. Elaleh mit cette première tentative de contact sur le dos du bruit ambiant, mais ne baissa pas les bras tout de suite. Je devrais plutôt dire baisser le bras comme elle avait précédemment levé son bras droit pour attirer l’œil d’Anna, qui était toujours levé. Elaleh, en se déplaçant pour suivre Anna qui s’était faufilée entre les visiteurs, manquant d’ailleurs d’éborgner deux ou trois innocents.

« Oups, pardon! Cette exposition est plus populaire que je ne l’aurais cru » leur lança-t-elle pour détendre l’atmosphère et leur faire oublier qu’ils avaient manqué de peu la cécité partielle. L’incident diplomatique évité, la journaliste poursuivit son chemin, plus doucement. Elle avait toujours été quelque peu impulsive, mais bon, Anna Lewis n’allait tout de même pas disparaitre en un claquement de doigts, si?

Si Elaleh semblait très déterminée à retrouver Anna dans la foule (était-ce son imagination ou la foule se densifiait et jouait contre elle pour lui cacher la femme?), c’était que la journaliste avait beaucoup apprécié leur rencontre, une décennie plus tôt. La Londonienne n’était encore qu’une novice dans le milieu et Anna avait été dans ses premiers artistes interrogés. Stressée durant les premières minutes de l’interview (saleté d’angoisse de performance), Elaleh s’était peu à peu détendue en entendant les réponses de la photographe, qui lui donnait plus d’informations que ses questions de base (qui n’étaient guère intéressantes ni profondes ni… bref, métier rentrerait plus tard). La jeune femme s’était sentie très à l’aise et avait fait bifurquer l’interview, de façon à la conduire davantage comme une conversation entre deux adultes. Elle attribuait ce changement à l’attitude bienveillante d’Anna (mais cela pouvait très bien être causé par Elaleh seule – elle aimait bien donner le crédit de ses réussites à d’autres) et s’était ensuite fait un point d’honneur à diriger ses entrevues de cette façon. Autre facteur à ne point négliger : Anna était tout simplement une artiste qu’Elaleh avait adoré suivre et il semblait que les années depuis ses dernières photographies se faisaient lointaines.

« Anna ? » demanda plus timidement Elaleh, une fois rapprochée de la femme. Toujours pas de réponse. C’était vrai que l’âge abimait les tympans… mais il ne pouvait tout de même pas altérer son sens du toucher, non? La journaliste osa et tapota l’épaule de la photographe. Têtue, Elaleh? Oh, voyons, à peine.