And as I looked around I began to notice that we were nothing like the rest (chiranth)

[1520 - 1535] Chiranth n’est pas encore Chiranth. Il s’en faut encore de plusieurs siècles pour qu’il voit le jour, marqué par des guerres et des morts et que le tout jeune Sujah ne s’imagine pas. Garçon courageux, garçon audacieux, Sujah clamerait haut et fort que tout ça ne lui fait pas peur ! Sujah est encore jeune et naïf, un garçon de ferme qui rêve de gloire et d’honneur alors qu’il ferait mieux d’avoir la tête à ce qu’il fait. Le coton ne va pas se cultiver tout seul. La terre est un cadeau des divinités, il ne faut qu’il oublie de les en remercier, mais lui il n’aime pas la poussière et les fibres des plantes pour lesquelles tout le monde se donne autant de soucis. Alors il s’enfuit avec d’autres enfants du village, pieds nus battant le sol et ils inventent tout un tas d’âneries. Plus les années passent et plus les concours d’escalade ou de pêches à mains nues s’oublient pour laisser place à des combats amicaux et des vrais matchs de lutte. Ils rêvent tous de s’échapper de leur lopin de terre, de découvrir le reste du royaume et ses splendeurs. Peu d’entre eux quitteront jamais le village.

[1536] Le temps et ses caprices sont le quotidien de Sujah depuis sa naissance. Tout tourne autour de la météo dans sa vie où les récoltes sont le centre du monde, vérité implacable pour tous ceux qui travaillent la terre, peu importe le lieu et peu importe l’époque. Cette année-là, le temps ne leur sourit pas. Il y a trop de bouches à nourrir dans la maisonnée et pas assez de sous pour acheter plus de riz. « Je reviendrai, c'est promis. » C’est une promesse pour les plus petits, ceux qui croient encore en leur grand frère. Il ne reviendra pas. En revanche, il leur fera parvenir l’argent qui leur fait défaut car le respect des aînés est là, ancré dans les os, principe de vie dont Sujah, malgré toute sa témérité, ne s’est pas encore défait.

[1537] Sujah revient de bataille. Sujah essuie le sang qui coule d’une entaille au front, généreux liquide de vie chaud et poisseux. Pour la première fois, il a vu la réalité de la guerre et il a encore les bras qui vibrent de la répercussion de tous ces chocs violents. Pour la première fois, Sujah s’entend dire qu’il est brillant. Il ne comprend pas ce qu’il a bien fait, mais ses camarades lui donnent de solides tapes dans le dos et dans leurs sourires se reflète une gratitude qu’il n’a jamais vu autre part. Pour un jour, pour un soir, pour quelques verres ; il est leur sauveur. Suivre les ordres et se battre avec ardeur, c’est quelque chose de diablement plus facile que de travailler à la ferme : à chaque seconde il sent son coeur battre dans sa poitrine, son sang couler dans ses veines et le monde se réduire à lui et à ses opposants. Il n’y a pas à s’inquiéter du lendemain car tout se joue dans l’instant présent. Encore une année sur les champs de bataille avant de rentrer à la capitale. Là-bas, son supérieur lui a promis, il sera formé pour de vrai.

[1538 - 1564] Il grimpe les échelons, Sujah. Il ne plaît pas à tout le monde pourtant : trop joueur, trop dépensier, trop séducteur. Trop. Il n'est qu'un parvenu de plus, un fermier anonymes qui ne doit sa réussite qu'à son don pour la violence. Sa vie à la capitale semble être un ouragan sans fin dans lequel il se complait à l’excès. Mais une fois en selle, Sujah est plus sérieux que jamais. Il a des hommes sous ses ordres, des âmes qui dépendent de lui et de sa perspicacité, d’une intuition affinée au cours des années et des campagnes, d’un sens de la guerre affuté sur la pierre de l’expérience. Sa lame chante et les corps tombent sans qu’il ne se pose jamais la moindre question.

[1565] La bataille tourne à leur désavantage. Peu importe sa réputation de tête brûlée, Sujah en sait assez pour voir que, cette fois, ils ne s’en sortiront pas. Il y a eu un mince espoir en début de bataille, un momentum vite brisé par l’artillerie adverse. La défaite, Sujh la voit devant ses yeux avant même de lancer un assaut désespéré contre les armées des sultans, véritables marées qui s’abattent implacablement sur eux, tsunamis qui emportent tout sur leur passage. Son cheval trébuche et tombe avant lui. Il est séparé de ses camarades, leurs visages qui reviendront le hanter, rejoindre le nombre grandissant de soldats morts sous sa responsabilité. Sujah n’a pas le temps d’y songer. Il doit sauver sa peau. Il sait que c’est fichu d’avance, mais l’adrénaline brûle dans ses veines et il pare les coups, habité par un instinct qui lui refuse une mort sans effort. A quoi bon emporter d’autres hommes avec lui ? Mais Vijayanâgara se tient derrière lui. Ville capitale, ville pleine de vie, ville pleine d’innocents. Elle ne sera pas épargnée. La colère enfle en lui, lui arrache un cri à lui en brûler la gorge, chaude et âpre face à l’inévitable.
La lance le fauche en plein élan, se fiche dans son poitrail, évite ses côtes et trouve sa cage thoracique, perforant son poumon. C’est une mort lente et impuissante. Il s’est cru aussi invincible que son royaume béni de Shiva, Sujah, et il est rappelé à sa propre mortalité. Le goût du sang dans sa bouche, les cris des ses compatriotes aux oreilles, Sujah meurt.

[1565 - 1600] Il lui faut encore du temps pour accepter l’évidence. Timir reconverti en charpentier ; Rushik le palefrenier ; Puli le marchand ; Yedhant l’adepte des combats de rue. Tant de lieux qu'il traverse tel un fantôme, errant de ville en ville, de pays en pays. Tant de noms pour le même visage, la même âme coincée dans un cycle sans fin, dans des parodies de vies aussi inutiles que fugaces. Il se perd, il se ment et il se meurt. Encore et encore.

[1600 - 1870] Il peut enfin mettre des noms sur les visages qui le hantent. Des gens similaires à lui, des gens qui traversent le temps sans une ride ou une cicatrice pour montrer qu’ils étaient vraiment là. Grâce à eux, il se sent moins seul, moins perdu. Il apprend à gérer ses dons et il apprend qu’ils sont plusieurs autres, encore, dans le même espace entre vie et mort, à ne jamais franchir le seuil. Ce sont des gens sur qui il peut compter. Enfin. Des gens qui ne rejoindront pas la liste de tous ceux qui ont compté pour lui et qui ont continué leur cycle en le laissant derrière. Le reste de l’humanité continue sa course le long d’un fleuve au tracé droit tandis que eux se perdent dans les méandres, dans les longs cous infinis de l’hydre.

Ça ne l'empêche pas de continuer de frayer avec l'humanité. Les noms et les professions changent, mais il a toujours ce goût du contact, tout aussi éphémère qu'il soit. Il apprend des gens. Il apprend de leurs passions et de leurs savoirs, mais aussi de leur ignorance et leur haine. Il apprend que certaines personnes le condamneront pour sa couleur de peau, pour son ancienne religion dont il n'est pas si aisé de se débarrasser, pour l'accent qui persiste dans sa voix, peu importe le nombre de langues avec lesquelles il se familiarise, pour les gens qu'il choisit d'aimer. Il y a toujours de prétendues bonnes raisons. Les autres immortels au sein de l'Ordre l'ont averti : les mortels ne changeront jamais. Lui, il n'est pas sûr que ça suffise à les condamner. Il est comme eux, la violence à fleur de peau, qui ne demande qu'une excuse pour ressortir. Il n'y a que dans le combat qu'il se sent pleinement vivant, pleinement lui, maître de son corps et de ses capacités. Ce n'est pas leur propension à la haine qui l'inquiète. Mais la bêtise, en revanche... S'ils n'ont pas le temps d'apprendre, quelqu'un doit le faire pour eux. C'est ça la mission de l'Hydre.

[1873 - 1885] Le temps d'une vie, le temps d'une identité, il se perd. Gupta est le patronyme qu'il s'est choisi sans penser un jour le transmettre. Ce n'est pas la première fois qu'il se sent complice d'un autre être humain, mais c'est la première fois que ses sentiments le prennent par surprise, trop fort pour qu'il lutte contre. Il aurait dû rentrer auprès de sa constellation, oublier cette femme qui ne sera déjà plus d'ici un court moment. Il en est incapable. Il ne veut pas rater un précieux moment, pas oublier un seul de ses gestes, de ses sourires francs et de son terrible humour. Son rire n'est pas mélodieux, mais ça reste le plus bon son à ses oreilles. Elle n'est pas la femme la plus belle du monde, pas même la plus belle du petit village qu'ils habitent et pourtant, il ne peut pas détourner les yeux. Quelque chose en elle le touche comme jamais il n'a été touché auparavant.
Il donne son nom à leur fils. Sujah. Le nom qu'il ne peut plus porter, celui qui est mort des siècles auparavant mais qui, porté par cet enfant innocent, renait et brise un cycle de trop dans ses vies à l'infini. Puisse-t-il lui porter un peu de bonheur. Sa petite sœur reçoit celui de sa mère. Pendant quelques années il mène une vie simple. Heureuse. Il cultive la terre, ironie qui ne lui échappe pas, mais qui le renvoie à des souvenirs qu'il a pris soin de ne pas déterrer pendant très longtemps. La famine frappe durement, mais il n'a pas de honte à accepter l'aide de sa constellation et de l'Ordre pour garder sa famille à l'abri. Il sait que le temps lui est compté. Autant faire en sorte que ça compte.

[1909] L'annonce de sa mort le frappe plus durement qu'il ne l'aurait cru. Ça fait plus de vingt ans qu'il n'est plus un Gupta et qu'il a quitté les Indes, vingt années bien éphémères qui le cueillent au creux de la poitrine. Le deuil est difficile, plaie qui ne cicatrisera jamais vraiment.

[1910 - 1985] Le vingtième siècle laisse peu de répit, immortel ou non, et la question de l'ingestion dans les affaires de l'humanité est de plus en plus au centre des discussion. La guerre, il pensait comprendre, mais à cette ampleur, lui-même reste sidéré. Ce n'est plus ce qu'il a connu et, pour la première fois, il se sent vraiment vieux. Il sent le frisson de la peur, aussi, même s'il ne l'admettra pas. Qu'adviendra-t-il des leurs si l'un d'eux tombe et se relève sur un champ de bataille ? Que feront-ils quand les rumeurs d'un soldat invincibles se propageront à travers le monde ? Le monde qui semble plus petit de décennies en décennies. Le monde qui part toujours un peu plus en fumée.
Mais il a ses étoiles auprès de lui, ces gens qui sont plus sa famille que ses frères et soeurs de sang ne l'ont jamais été. C'est suffisant, pas vrai ?

[1985] Garder ses descendants près de lui, dans le plus grand secret, ça lui a paru une bonne idée. En tant qu'Adorateurs, ils se doivent d'obéir aux lubies des immortels de l'Hydre, pas vrai ? Ce n'est donc pas difficile de les influencer, des les encourager à partir quand les choses se font difficiles, voire trop risquées, trouver de quoi les occuper pour qu'aucun ne finisse en chaire à canon envoyée sur le front.
C'est risqué, aussi. Plus qu'il ne l'a jamais réalisé. Heureusement, Bastian est là pour aider et veiller sur ses vies fragiles qui revêtent pourtant une telle importance à ses yeux. Un peu d'elle qui vit et s'attarde toujours dans ce monde. Et désormais, son héritage est là pour rester. Il l'a vu avant que ça n'arrive, à divers reprises, récoltant assez de précisions pour retracer un jour et un endroit, au prix d'un sérieux travail de détective. Bastian sera là pour guider son descendant lors de ses premiers pas trébuchants dans cette nouvelle vie. Rahim passe d'adorateur à hydre à part entière. Sacrée promotion.

[2010] Chiranth née en Suède, pour les beaux yeux bleus d'un homme rencontré dans un bar. Chiranth est encore une ébauche, pauvre homme de paille dont les blancs se comblent au gré des questions. Au final, il met plus de lui qu'il ne pense dans cette jolie fictions, rêves et envies dévoilées au détour de conversations qui se poursuivent, s'étirent et se tissent au fil des jours. Il a déjà vécu ça. Les quelques visites à Rahim le renvoient à une culpabilité et une douleur que rien ne pourra effacer. Mais comme il y a plus d'un siècle déjà, Chiranth est impuissant. Il essaie pourtant, plus qu'il ne l'avait fait à l'époque, il s'en va de temps en temps, pour mieux revenir après, incapable de rester loin bien longtemps. Il se perd dans les bras d'autres amants. Il s'investit plus que jamais dans son métier et auprès de sa constellation. Tout pour exister autrement qu'au travers d'iris azur. Il peut clamer haut et fort sa liberté, en coller l'adjectif pour définir leur relation, la vérité est qu'il l'a perdue depuis bien longtemps. Redouter la chute ne l'empêchera pas pour autant.

[2019] Ce n'est pas la douleur qu'il redoute depuis neuf ans déjà. Ce n'est pas la tombe qui le hante, que ce soit celle de ses souvenirs ou celle qui l'attend à l'avenir.
Tal, c'est brutal.
Rien ne l'annonçait et les présages leur ont échappé à tous. Il essaie d'être là pour Bastian, comme Bastian a toujours été là pour lui, mais il sait bien qu'il ne réussit qu'à moitié. Il n'y a pas de mots pour aider. A trop contempler les siècles déjà vécus et les morts toujours vaincues, ils en viennent à oublier que eux aussi finiront par ne pas se réveiller. Le rappel à la réalité est dur.

Le monde fait écho à cette vulnérabilité déterrée, histoire d'immortel décédé et de lance sacrée qui font jaser. Si Chiranth est toujours convaincu du bien fondé de l'Ordre, il ne peut s'empêcher de penser, parfois, à ce que ce serait de partager une vie avec l'homme qu'il ne peut se résoudre à quitter. Ce n'est pas quelque chose dont il se sent prêt à parler avec ses étoiles. Pas encore.