Discover yourself somewhere else (caleb)

Londres, c’est un monde nouveau pour Marisol. Elle est habituée aux rues parisiennes, aux parcs remplis de poussettes et de joggeurs, aux touristes, au vrombissement des voitures et des camions. La vie d’une capitale est souvent semblable à celle d’une autre, une mélodie transportée à une infinité de pays. Chaque fois, la partition est transformée, pourtant, adaptée à un chef d’orchestre différent. Heureusement, Marisol y fait écho, emplie d’énergie, presque exaltée par cette nouvelle opportunité de briller. Un stage en droit. Il n’y a pas de quoi en faire tout un plat, même quand un étudiant part à l’étranger, mais c’est le Conclave qui l’envoie et, loin d’une simple mission, c’est sa vie en tant que membre à part entière de l’organisation qui débute. Pour ça, elle a dû quitter sa famille. Ca a été surprenamment simple : Gilles est venue la chercher pour la conduire à la gare, ses parents l’ont pris dans ses bras, sa soeur a fait un trait d’humour et a passé plus de temps à dire au revoir au chat qu’à elle, et en dix minutes l’affaire était réglée. Le trajet en voiture a été l’occasion pour Gilles de lui ressasser deux ou trois conseils. Malgré le respect qu’elle a développé pour le vieil homme depuis que sa sœur est tombée malade, Marisol n’a écouté que d’une oreille. Elle ne dépend plus entièrement de lui, après tout, et maintenant qu’il a fini de porter sa candidature et qu’elle est acceptée au Conclave, il est temps pour elle de s’émanciper pour se forger sa propre place.

Et sa propre place, pour l’instant, c’est d’être sous la tutelle de Caleb Faust. Elle a eu le week end pour prendre ses marques dans son petit studio, sortir un peu visiter le quartier et, désormais, lundi matin oblige, elle est présente au bureau avec une dizaine de minutes d’avance. Le stress l’accompagne aussi. Stress pour ce stage obligatoire dans sa formation, mais stress aussi de rencontrer son nouveau mentor et de découvrir de quoi les prochains mois seront fait. Qu’est-ce que l’homme lui apprendra ? Juste la loi et ses ressorts ou des compétences tout autre qui la rendront encore plus efficace au sein du Conclave ? Tout ce qu’elle sait, c’est qu’elle doit se présenter à son bureau une fois qu’un des assistants finit de lui présenter les locaux et les quelques règles fondamentales qu’elle se doit de respecter. Elle remercie l’homme, laisse les pâtisseries qu’elle a ramené aux bons soins de ses futurs collègues et prend le chemin du bureau de monsieur Faust. Elle se présente à une secrétaire qui lui désigne une chaise sur laquelle patienter avant que l’homme n’ouvre la porte de son bureau et ne la salue. « Marisol Maher. Enchantée de faire votre connaissance, monsieur Faust », se présente-t-elle avec une poignée de main. L’accent français est bel et bien présent malgré sa maîtrise de la langue anglaise et, si les mois à venir réussiront sûrement à le gommer un peu, elle doute qu’il s’efface un jour complètement.

made by valkyrja for ad vitam aeternam

S’il y a bien une chose que Caleb déteste, ce sont les imprévus. Qu’ils soient personnels ou professionnels. Caleb est un magnat de l’organisation. Dans le milieu il est connu pour ça, pour son timing impeccable, pour ses dossiers ordonnés et ses réquisitoires préparés au mot près. L’organisation, c’est la seule chose qu’il ait trouvée pour continuer à avoir l’impression d’avoir un semblant de contrôle sur sa vie. Tout avait volé en éclats après le décès d’Helen. Il s’était retrouvé seul avec leurs trois enfants et si le Conclave lui avait offert de « sincères condoléances », l’Anglais avait bien vite compris qu’on attendait de lui qu’il ne laisse pas ce drame familial impacter son travail. La mort d’Helen, un deuil impossible à gérer, trois enfants en bas âge traumatisés et perturbés par l’absence de leur mère, son travail d’avocat, les exigences du Conclave… Tant de choses s’étaient accumulées que Caleb avait eu bien du mal à suivre. Bien mal lui en avait pris, mais il s’était tourné vers l’alcool. Pour noyer sa peine ou pour se donner du courage, au fond il n’en savait trop rien. Mais au fond, les excuses qu’il continue à se trouver importent peu. Son déni importe peu. Caleb le sait, il a un problème avec l’alcool. Un problème qu’il refuse de nommer et qu’il cache du mieux qu’il le peut. Il ne fait que repousser l’inévitable. On finira bien par le voir. Alma et ses enfants finiront bien par le voir. Cette pensée le hante et pourtant, il n’a pas encore trouvé le courage de renoncer à la bouteille. Quelle ironie. Lui qui passe son temps à juger les autres et à les faire condamner pour leurs travers… Il pourrait bien être rayé du barreau, si ça devait se savoir. Si Caleb n’a encore jamais poussé le vice jusqu’à plaider en étant alcoolisé, mais s’il continue sur cette pente glissante… C’est d’autant plus gênant qu’il va bientôt devoir composer avec un nouvel élément : une « stagiaire ». Sur le papier, c’est ce qu’elle est. Une brillante étudiante en droit. Marisol Maher. Mais la petite tête blonde est bien plus que ça. Elle a le potentiel d’être l’une des nouvelles recrues du Conclave Écarlate. Et parce que Caleb fait encore trop bien illusion auprès du Conseil de ce dernier… Le voilà qui se retrouve la jeune femme entre les pattes. Devenir son chaperon ne l’enchante guère, mais a-t-il seulement le choix ? Bien évidemment que non.

Caleb lance un rapide coup d’œil à sa montre et un petit soupir lui échappe. Son assistant aura bientôt fini de faire visiter les locaux à Marisol, qui prendra ensuite la direction de son bureau… Peut-être pourra-t-elle commencer par l’aider à trier ses dossiers, en deux piles : ceux ayant un lien avec le Conclave et les autres. Étrangement, ou non, la première pile sera bien plus haute que la seconde. Un petit coup frappé à sa porte le tire de sa rêverie. Après qu’il se soit exprimé, sa secrétaire l’informe que la jeune femme est arrivée. Il la remercie et elle s’éclipse aussitôt. Caleb quitte son bureau, lisse sa chemise par réflexe et va accueillir sa nouvelle « protégée ». Sa poignée de main est assurée, c’est bon signe. « Caleb Faust, enchanté. Bienvenue à Londres. Entrez, je vous en prie. » Il lui désigne l’intérieur de son bureau et referme soigneusement la porte derrière lui après avoir demandé à la secrétaire qu’on ne les dérange pas. Il ne faudrait pas que les secrets du Conclave tombent dans les mauvaises oreilles… « Je vous en prie, asseyez-vous. » Il repasse de l’autre côté du bureau et reprend place dans son fauteuil. En dépit de la pile de dossiers, la table est impeccablement rangée. « J’imagine que vous êtes déjà familière avec les différences entre le droit français et le droit anglais ? Un simple mot peut faire toute la différence. Alors si ce n’est pas déjà fait, je vous suggère de vous plonger rapidement dans le Code pénal anglais. » Voilà qui est dit. Avant de la traiter en tant que potentielle recrue du Conclave, Caleb la traitera en apprentie avocate. En jugeant de ses qualités sur ce point, il pourra déterminer si oui non elle a les épaules assez larges pour intégrer leur organisation. Et il vaut mieux qu’elles le soient, car si ce n’est pas le cas… Caleb manque de grimacer lorsqu’il réalise que le sort de cette toute jeune femme repose entre ses mains. Une responsabilité supplémentaire dont il se serait volontiers passé. Il prend une profonde inspiration et, mains jointes sur le bureau, regarde Marisol droit dans les yeux. « Avant toute chose, sachez que je serai avant tout votre tuteur de stage. Je vous traiterai comme une future avocate, une future collègue potentielle. Nous aborderons l’autre… aspect de votre… stage… plus tard, lorsque le moment s’y prêtera. Si vous avez des questions, je vous suggère de les poser dès à présent, car vous allez assister à votre première audience dans moins de deux heures. »

made by valkyrja for ad vitam aeternam

Cela faisait longtemps que Marisol n’avait pas ressenti cette pointe de stress, celle qui pousse à faire ses preuves et donner la meilleure première impression possible, celle aussi qui rend maladroit et fait perdre ses moyens. Pour l’instant, elle réussit à étouffer cette vague angoisse au creux de son estomac. C’est notamment un grand soulagement pour elle de se rendre compte qu’elle ne souffre pas de mains moites quand vient le temps de serrer celle de son tout nouveau mentor. Elle est bonne en droit, elle se répète, et elle a tout ce qu’il faut pour être là. Il lui faut se le dire plusieurs fois pour s’en convaincre totalement. Ce n’est pas parce que Gilles a été son mentor qu’elle a décroché cette place, mais bien parce que d’autres personnes au sein même du Conclave ont vu en elle un potentiel à développer. Du moins, Marisol veut y croire à cette histoire. Et puis, Caleb Faust lui-même a dû accepter sa candidature, n’est-ce pas ? Elle ne se rend pas compte d’à quel point elle peut être naïve, Marisol, encore convaincue que quelqu’un de la stature de l’avocat fait ce qu’il veut comme il le veut. Du moment qu’il a des résultats. Elle ne se rend pas encore compte qu’elle met les pieds dans un nid de vipère, même si elle soupçonne quelques sombres secrets de pouvoir et de manigances au sein même du Conclave qui s’est pourtant donné la noble mission d’étudier les immortels et d’en faire bénéficier le monde entier. Ça, ça l’irrite. Que des personnes puissent essayer de s’emparer d’un maximum d’influence pour leurs propres intérêts personnels l’écoeure déjà au quotidien, mais encore plus quand ça détourne l’organisation de son but et fait perdre des ressources en conflits internes stériles. Elle ne peut rien dire pour l’instant. Il faut d’abord qu’elle fasse sa place et gravisse les échelons. Et ça commence ici, dans le bureau de Caleb Faust, alors qu’elle prend place dans un fauteuil devant le bureau de l’homme en question.

Il y a un moment d’incertitude. Ce n’est pas à elle d’entamer la conversation, ils le savent tous les deux, mais pendant ces secondes de silence, Marisol ne peut s’empêcher de se demander ce par quoi ils commenceront. Le business officielle de la stagiaire en droit ou celui plus officieux de la débutante au Conclave ? Au final, l’officiel l’emporte. C’est peut-être sa première leçon d’ailleurs : apprendre à montrer un extérieur de compétence irréprochable avant de se salir les mains à l’insu du monde entier. Elle hoche la tête. Les mots sont froids, mais précis, les attentes de son maître de stage commençant à se dessiner et elle a à coeur d’y répondre de son mieux. « Mes cours m’ont préparée à ce genre de différences et j’ai déjà bien entamé mes lectures depuis que vous avez accepté ma candidature de stagiaire. » Autant ne pas le laisser croire qu’elle est du genre à se tourner les pouces. Elle n’a peut-être pas bénéficié des mêmes passions et talents innés que son éblouissante sœur aînée, mais Marisol sait se donner les moyens quand elle veut quelque chose. Elle n’est pas effrayée à l’idée de prendre des initiatives, même s’il apprécie qu’on lui donne quelques indications sur la direction dans laquelle elle doit orienter ses efforts. Heureusement, Caleb semble du genre à aimer une certaine transparence. Il est direct et clair et ça convient parfaitement à Marisol qui aime savoir à quoi s’en tenir. « J’aimerais avoir un peu plus de précisions sur que vous attendez de moi en tant que stagiaire. On m’a déjà montrée mon bureau, » petit, dans une pièce ou d’autres stagiaires ont aussi les leurs, mais amplement suffisant aux besoin de Marisol, d’autant plus que le petit coin de la salle lui accorde un semblant d’intimité quant à ce qu’elle fait sur son ordinateur, « mais on ne m’a rien dit de plus. » Elle a assez d’expérience pour savoir que de cabinet en cabinet, les missions déléguées aux nouveaux diffèrent et elle sait même que ce que Monsieur Faust lui répondra ne saura pas forcément en adéquation avec ce qu’il lui sera dit en dehors de ce bureau. C’est à elle de s’accommoder de ces différences de discours selon les interlocuteurs. Là où par contre personne ne pourra lui sortir un autre son de violon, c’est en ce qui concerne l’autre raison de sa présence ici.  « En ce qui concerne cet autre aspect, comme vous le mentionnez, quand vous dîtes “quand le moment s’y prêtera” est-ce que vous voulez dire quand j’aurais fait mes preuves ou quand vous ou quelqu’un d’autre aura une tâche quelconque à me confier ? » Faire ses preuves, elle est tout pour, même si elle a l’impression de ne faire que ça depuis que Gilles a commencé à planter les germes en elle. Mais si elle doit prier pour que quelque chose d’intéressant arrive et qu’on fasse appel à elle, sans aucune certitude que cela arrive ne serait-ce qu’une fois durant son stage, elle va vite devoir trouver comment contenir une énergie toute nerveuse.

made by valkyrja for ad vitam aeternam

Un petit rictus étire les lèvres de Caleb lorsque la jeune femme mentionne l’acceptation de sa candidature de stagiaire. Elle n’est tout de même pas naïve au point de croire qu’il a réellement eu le choix. S’il l’avait eu, ils ne seraient pas en train d’en discuter. S’ils l’avaient eu, il ne se serait pas retrouvé avec une jeune recrue du Conclave entre les pattes. « Bien. Au moins, vous avez l’esprit d’initiative. » À défaut d’avoir un suffisamment bon instinct de survie pour refuser de jouer le jeu du Conclave… Mais peut-être la juge-t-il trop sévèrement sur ce point, et sans connaître les réelles circonstances de son adhésion à l’organisation. Lui-même n’avait pas véritablement eu le choix. Ce qu’il attend d’elle ? Un soupir lui échappe et il s’enfonce dans son siège, pensif. Il reste silencieux un instant avant de reprendre avec sérieux : « Vous avez l’air d’être une jeune femme intelligente et aux épaules solides, alors je vais me permettre d’être franc : ce que j’attends de vous, c’est la perfection. Dans le domaine de la loi, l’erreur n’est pas permise. C’est cliché, je sais, et pas forcément vrai, nous le savons tous les deux. Mais il faut tendre vers la perfection. De nos victoires dépendent des vies. De nos erreurs et de nos échecs, aussi. Mais ce n’est pas la seule raison pour laquelle je vais attendre de vous que vous soyez parfaite, Marisol. » Caleb se redresse sur son fauteuil et joint les mains sur le bureau devant lui. Ses iris d’acier accrochent ceux de la jeune femme et son ton se fait d’autant plus sévère. « Si vous n'êtes pas parfaite, le Conclave se débarrassera de vous. C’est aussi simple que cela. Les Fawkes n'ont jamais fait dans la dentelle et il serait naïf de s’attendre à ce que Stellan Ackerman soit plus indulgent. Personne n’accède à une telle position en faisant preuve d’indulgence. Entre lui et nous, les échelons sont nombreux et croyez-moi sur parole, les disparitions sont nombreuses. Ce stage est un test, et de ce test dépendra votre vie. Ou votre mort, si vous décevez. » À quoi bon prendre des pincettes ? Ce qu’il lui dit n’est que la pure vérité. Et s’il se montre si honnête avec elle, c’est parce que cette épreuve le concerne aussi. L’échec de Marisol serait le sien et inutile de dire qu’il ne se laisse aucune marge d’erreur. Et aussi ignoble que cela puisse paraître, il n’hésiterait pas à la jeter en pâture aux fauves pour sauver sa propre peau. Au Conclave, c’est tuer ou être tué.

« Ce qui nous amène à votre seconde question. Pendant toute la durée de votre stage, je serai votre tuteur. C’est moi qui évaluerai vos compétences et votre évolution. Que ce soit dans le domaine de la loi ou dans l’autre. Si nos supérieurs vous ont envoyée ici, c’est qu’ils estiment que vous avez le potentiel nécessaire pour devenir un bon élément. Mais ne vous faites pas d’illusions : ce n’est pas ici que vous rencontrerez d’immortels, ni même que vous apprendrez à les connaître. » Et pour cause : rares sont ceux à avoir déjà rencontré les fameux individus qu’ils traquent, combattent et étudient. Seule une poignée de privilégiés – ou de malchanceux, tout dépend du point de vue – ont eu affaire à eux directement. Pour beaucoup d’entre eux, ils resteront une menace invisible. Et sans doute est-ce pour le mieux : en ce qui le concerne, Caleb n’a pas la moindre envie de se retrouver face à un être ayant des siècles ou des millénaires d’expérience de vie, capable de l’annihiler d’un claquement de doigts. « Votre quotidien sera vos livres de lois, ce cabinet, le tribunal et peut-être quelques commissariats. Vous allez découvrir des aspects de l’humanité peu reluisants et rencontrer des personnes peu recommandables. » Petit indice : nous en faisons partie. Un sourire amer, mais discret, se dessine sur les lèvres de Caleb. Officiellement, ils sont les défenseurs de personnes victimes d’accidents ou de crimes et officieusement, ils blanchissent la patte du Conclave, où qu’elle se pose. « J’espère que vous avez le cœur bien accroché, parce que le prestige de ce métier n’est qu’un leurre. Et ce que le Conclave vous demandera de faire ira parfois à l’encontre de certains des principes que la justice vous a inculqués. J’ignore dans quel domaine de la défense vous espérez vous spécialiser, mais sachez ceci : vous serez deux avocates différentes. Celle qui plaidera au grand jour et défendra des causes qu’elle jugera juste, et celle du Conclave, qui s’assurera du bon fonctionnement de l’organisation et de sa protection. Elles ne seront pas la même personne. La première chose que je vais tester chez vous, c’est votre fidélité à l’organisation. » Et pour son salut, il vaut mieux que sa fidélité soit à toute épreuve et sa notion de la justice malléable à souhait.

made by valkyrja for ad vitam aeternam

Le premier compliment qu’elle reçoit n’en est pas vraiment un. “Au moins”. L’air de dire que c’est déjà ça et que le reste pourra être travaillé par la suite, l’air de dire que cette maigre qualité en elle vaut peut-être la peine, comme si son parcours jusque là ne parle pas de lui-même. Elle est tendue, Marisol, pour ce premier jour. Peut-être un peu trop. Elle a tendance à voir le mal là où il ne l’est pas, ou du moins c’est ce que répètent ses parents et ce que Gilles lui dit aussi quand elle se pose trop de questions par rapport aux récentes disparitions au sein même du Conclave Ecarlate. Une respiration pour évacuer ce stress qui lui hante l’esprit et la pousse à bondir aux mauvaises conclusions. Elle aura besoin de toutes ses facultés pour cette première journée : perdre ses moyens n’est pas envisageable. D’ailleurs, Faust ne tarde pas à asséner deux autres compliments et à prôner sa propre franchise. Au final, n’est-ce pas là un départ prometteur ? Marisol s’y accroche et hoche doucement la tête. La transparence, c’est tout ce qu’elle a espéré pour démarrer sa vie londonienne avec l’assurance de savoir quels critères elle devrait remplir pour continuer à avancer sur le chemin qu’elle s’est choisie. Quant au petit discours sur la perfection, elle l’a entendue déjà des dizaines de fois pendant ses cours : les avocats représentent la loi, les avocats doivent défendre les droits de tout à chacun, ils doivent jouer leur rôle pour que la justice puisse faire entendre, yada yada. Le pire, c’est qu’il y croit, Marisol. Elle croit à cette mission de jouer le vaillant rouage d’un système centenaire. Elle croit à cette obligation morale de défendre même ceux qu’elle sait coupable. Tout comme elle croit au Conclave et à la possibilité de trouver des remèdes pour des maux qui, aujourd’hui, détruisent des vies entières.

Quand son nouveau mentor se redresse dans son fauteuil, elle sait qu’elle doit prêter encore plus attention à ces paroles. Cependant, les mots qui suivent la laissent pantoise. Elle ne s’attendait pas à ça. Ce qu’il lui dit… Surement Gilles l’aurait mise au courant ? Ou bien Raffaella, cette autre femme qu’il a intégré au Conclave et dont elle a rapidement fait connaissance à son arrivée à Londres ? Cependant, elle a elle-même des doutes sur la disparition des Fawkes, doutes qu’elle se garde bien d'exprimer, même à son vieux mentor. Pourquoi ? Parce qu’elle sent le danger, surement, mais de là à penser qu’il est aussi généralisé, que même quelqu’un d’aussi insignifiant qu’elle pourrait être exposé à de tels risques… Il y a mille questions qui se pressent dans sa tête et demandent à être posées. Et elle pourrait peut-être demander des réponses à Faust, demander de quel droit il prête de si viles méthodes au Conclave. Elle tient sa langue. « C’est une bonne chose que j’ai l’intention de ne décevoir personne, dans ce cas. » Ni Caleb Faust, ni Gilles, ni le Conclave, ni elle-même. Et, plus important encore, sa soeur, dont le rêve s’est éteint avec la maladie et qui n’est plus que l’ombre d’un astre trop vite brûlé. Elle doit à Helen d’être aussi parfaite ici qu’elle l’a été sur les planches de scènes. Quant aux paroles inquiétantes qu’elle vient d’entendre, Marisol aura tout le temps et le loisir de les tourner dans sa tête plus tard. Surtout que d’après ce qu’il dit, c’est lui qui sera juge majoritaire sur son cas et… qui lui octroiera le droit de vie ? Tout ça est encore trop neuf pour qu’elle réalise pleinement : elle a l’impression de nager en plein délire et, la seule chose qu’elle peut faire pour l’instant, c’est garder la tête hors de l’eau.

Marisol se tait et écoute. C’est encore ce qui lui a servi le plus jusque là : sa capacité à écouter et emmagasiner. N’empêche que là, elle aura du mal à se remémorer autre chose que ce sens de danger et cette inquiétude toute nouvelle qu’elle développe à chaque seconde. Encore une fois, elle hoche la tête, plus parce que c’est ce qu’elle sent qu’elle doit faire qu’autre chose. Respire, Marisol. Une chose à la fois, accroche toi, tu n’es pas venue jusque là pour rentre à la maison la queue entre les jambes. Et pourquoi donc as-tu cette impression qu’il cherche à t’effrayer ? Qu’est-ce qu’il gagne à te mettre en garde contre le Conclave tout en déclarant qu’il testera ta loyauté avant tout autre chose ? Elle va se faire des nœuds au cerveau si elle songe à tout ça trop sérieusement. « J’ai bien compris. Je ne vous donnerai pas de raisons de douter de moi. » Au moins sa voix est toujours solide, sure d’elle. Ce qui doit être fait pour le Conclave doit servir le plus grand bien et protéger les intérêts du Conclave revient à protéger les intérêts des mortels. Du moins se raccroche-t-elle à cette certitude. Elle jette un rapide coup d’œil à la montre qu’elle porte au poignet. « Vous avez dit que j’assisterai à une audience dans moins de deux heures. Je suppose que d’ici là j’ai le temps de me rendre utile ? » Se mettre au travail d’entrée de jeux, c’est un premier pas pour prouver qu’elle a l’étoffe qu’il faut pour le Conclave. C’est aussi un moyen de s’occuper les mains et de peut-être sortir de ce tête à tête pour reprendre pieds et ne réussir à fermer la porte sur les angoisses qu’a fait naître cette discussion. « Est-ce possible de consulter les documents relatifs au cas dont il s’agit ? » Quitte à être perdue du côté Conclave, autant ne pas l’être du côté affaire légale.

made by valkyrja for ad vitam aeternam

tw : mention de meurtres et disparitions, corruption de la justice.

Une fois n’est pas coutume, Caleb s’accommodera de la décision qui a été prise pour lui par le Conclave. Même si elle ne l’enchante guère, il n’en dira pas un mot. Il soupçonne son père d’avoir quelque chose à voir là-dedans – probablement que Nathaniel Faust estimait que son fils n’était pas assez impliqué dans l’organisation et avait voulu lui donner un « coup de pouce ». Il aurait préféré qu’il s’abstienne de lui mettre le sort d’une gamine entre les mains, mais puisqu’il n’a pas le choix, il fera avec. Et il fera de son mieux pour s’assurer que Marisol termine son « stage » en un seul morceau. Ensuite, il ne serait plus responsable d’elle et ne pourrait être tenu responsable de ce qui lui arriverait. Peut-être est-ce lâche de sa part, mais la dernière chose que Caleb veuille, c’est porter la responsabilité d’une « disparition » supplémentaire. Au moins, Marisol a l’air de savoir qu’elle a été jetée dans la fosse aux lions et est déterminée à en sortir en vie. Sa jeunesse est troublante ; était-il aussi vaillant à son âge ? Il ne s’en souvient pas. Lui, il avait baigné dans le Conclave Écarlate dès sa naissance, alors il n’avait pas vraiment eu l’impression de devoir passer par une épreuve du feu pour l’intégrer pleinement. Peut-être avait-ce été le cas, mais il n’a en tout cas pas été marqué. Marisol est-elle aussi l’une des héritières des grandes familles, ou est-elle une pauvre âme recrutée pour grossir les rangs de l’organisation alors qu’elle aurait pu continuer à mener une vie tranquille et tout à fait ordinaire ? « Faites attention, miss Maher. Les excès d’assurance ont perdu plus d’une personne. Ayez foi en vos capacités, mais ne revêtez pas un costume trop grand pour vous. » La mettre en garde, c’est le mieux qu’il puisse faire pour le moment. Plus tard, peut-être, si une relation de confiance s’installe entre eux, il pourra faire plus pour elle. Mais en attendant, il va rester sur ses gardes – rien ne lui dit qu’elle n’est pas censée l’espionner autant qu’il est censé la former – et faire très exactement ce qu’on lui demande de faire.

Caleb prend une longue inspiration et hoche la tête lorsque Marisol réaffirme qu’elle ne lui donnera aucune raison de douter d’elle. Cela restera à voir, mais il juge inutile de s’appesantir sur le sujet. Un petit sourire étire ses lèvres quand elle l’interroge sur l’affaire qui sera jugée dans moins de deux heures, et la première à laquelle elle assistera. Le dossier étant prêt et sur son bureau, il le fait glisser vers la jeune femme. « Vous vous en doutez, la plupart des affaires qui passent par ce bureau sont en lien direct avec le Conclave ou ses membres. Celle-ci ne fait pas exception à la règle. La plaignante est la fille d’un haut placé. Elle a été victime d’un cambriolage qui a mal tourné, son mari a perdu la vie et elle a passé un long séjour à l’hôpital. Il nous a été expressément demandé à ce que les responsables passent le restant de leurs jours derrière les barreaux. Et plus si affinités, si vous voyez où je veux en venir. » Caleb joint ses mains devant lui, et hausse les épaules avec désinvolture. « Naturellement, il y a des limites à ce que nous pouvons faire dans un tribunal et dans le cadre de la loi. Mais comme vous le savez, notre organisation a le bras long. Miss Johnson est la victime de cette affaire, cela ne fait aucun doute, mais il nous est demandé de faire un peu plus que ce que la justice prévoit. En toute discrétion, bien sûr. Vous avez une heure pour vous imprégner du dossier au mieux, ensuite nous nous mettrons en route pour le tribunal. Aujourd’hui, je ne vous demanderai rien d’autre que votre entière attention. N’hésitez pas à prendre des notes si vous en ressentez le besoin. Sur tout ce qui est légal, bien entendu. » Cela va de soi, mais un excès de prudence n’a, a priori, jamais fait de mal à personne.

made by valkyrja for ad vitam aeternam

La vanité n’est pas de mise, pas ici, mais pourtant Marisol ne peut pas regretter ses paroles. Ses intentions sont claires : elle va apprendre et elle va se rendre utile. Elle va surement foirer, de temps à autre, bien entendu, mais le moins possible et pas en sabotant ses missions. Elle veut vraiment ne décevoir personne. Elle hoche pourtant sagement la tête. « Tous les costumes sont trop grands quand on les endosse pour la première fois. » Les mots lui échappent avant qu’elle ne puisse les retenir. Marisol sait, pourtant, que ce n’est pas le moment de faire des traits d’esprit. Pas d’insolence au travail. C’est plus facile à dire qu’à faire quand son naturel impulsif revient au galop. Elle sent ses joues rougir légèrement, mais refuse de baisser les yeux. Ce n’est pas parce qu’elle n’a pas réfléchi à ce qu’elle a dit qu’elle en conteste la vérité après coup. « Mais je vous promet d’être honnête en ce qui concerne mes compétences et mes savoirs. » Voilà qui est mieux. Après tout, qu’est-ce que son maître de stage peut faire d’une stagiaire qui veut lui faire croire qu’elle est meilleure qu’en réalité ? Marisol est là pour apprendre. La première chose à faire est d'admettre ses lacunes pour les combler. Et comme il n’y a pas de meilleur moment pour se mettre à quelque chose que le présent, elle se dépêche de laisser derrière elle le bourbier qu’est cette discussion pour passer au cas très concret qui sera défendu d’ici peu.

Si elle peut en juger par le sourire de Caleb Faust, c’est la bonne chose à faire.
Elle prend le dossier en main alors qu’il lui présente la situation. Le cas est sérieux, c’est sûr : on parle quand même d’un homme mort, dans cette histoire. Ce n’est pas pour autant que Marisol est prête à ce que ça sonne plus comme une vendetta que comme une affaire strictement légale. Elle ne devrait pas sentir ce malaise lui nouer l’estomac. Comme son aîné le dit, la plaignante est clairement la victime. Elle a perdu son mari et a vécu un traumatisme grave. Alors pourquoi Marisol ne prend pas son parti à bras le corps ? La vérité est qu’elle ne sait pas où Caleb veut en venir exactement avec ce “et plus si affinité”. Elle est terriblement naïve, Marisol, et elle commence seulement à s’en rendre compte. Elle veut demander qu’est-ce qui va arriver ceux qui se sont rendus coupables de ce crime, mais les mots refusent de franchir ses lèvres. Elle découvrira ça avant la fin de la journée de toute manière. « Bien entendu, oui. » Elle confirme de façon automatique. Apparemment, elle a reçu toutes les instructions dont elle a besoin pour le moment et bien plus d’informations qu’elle peut digérer en une si courte discussion. Caleb est un homme efficace, c’est sûr et certain. « Je vais m’y mettre alors », déclare-t-elle en se levant. « Merci pour votre temps. » Et plus que cinquante-neuf minutes avant que la réalité du terrain ne fasse qu’une bouchée d’elle.

made by valkyrja for ad vitam aeternam