Rainbow in the dark - Aonghas

31 mars 2022

Des jours qu'il avait du mal à dormir. Ou plutôt qu'il faisait absolument tout ce qu'il pouvait pour avoir à ne dormir que peu. Enchaîner les courtes siestes, ne pas laisser le sommeil s'installer plus d'une heure ou deux. Dans un seul et unique but : éviter les rêves. Eviter que leur nouveau-né ne vienne le déranger jusque dans ses nuits. Eviter de se sentir encore plus coupable, de penser à ce qu'il s'était passé. Mais ce n'était pas une solution. Pas la vraie solution en tout cas. Et il le savait parfaitement. Il savait qu'il ne pouvait pas échapper à cette réalité juste en la niant, après tout, il était un adulte et il avait connu ça plusieurs fois. On n'échappait pas à sa constellation. Quoi qu'on puisse y faire. Ils vous rattrapaient toujours. Et s'épuiser n'y changerait rien, ça ne ferait que le rendre plus vulnérable encore aux visions, aux rêves, à cette sensation qu'il avait, étrangement plus forte qu'avec les autres. Probablement parce qu'il le connaissait avant. Rien de plus. Juste ça...Et peut-être que, pour une fois, s'éloigner de lui, de cette ville, des autres de la constellation, allait l'aider. En tout cas, il avait besoin de se reposer. Alors il avait reporté toutes ses affaires, toutes ses audiences, les confiant même à d'autres quand c'était nécessaire, pour partir.

Et le sac fait, posé à côté de lui dans la rue, l'immortel attendait la voiture qui devait venir le récupérer pour l'emmener à la gare. Il était bien trop fatigué pour conduire lui-même, pas jusqu'en Ecosse en tout cas, un train était bien plus sage. Fermer les yeux un instant, en se pinçant l'arrête du nez entre ses doigts, quelques minutes pour tâcher de remettre ses pensées à l'endroit, de profiter d'un peu de sommeil. Il avait l'impression qu'il pourrait s'endormir debout, si seulement il n'y avait pas ce visage qui le hantait encore et encore. Entendu la voiture s'arrêter et lâché un profond soupir. Parce qu'au fond, il savait que ça ne changerait rien, que peu importait la distance qu'il mettrait avec l'homme, il continuerait de le voir dans ses rêves. Parce que c'était comme ça que ça marchait, parce qu'il n'y avait pas moyen qu'il s'en aille de ses pensées avant qu'il l'ait croisé, qu'ils se soient parlé, qu'ils aient officialisé ce lien qu'ils avaient désormais. Il avait ouvert la portière, rouvrant les yeux sans même faire attention à ce qu'il regardait, à qui se trouvait là, se laissant tomber sur la banquette. Il avait déjà refermé les yeux sans s'occuper de l'autre client quand il avait entendu la voix.

Les yeux bleus s'étaient écarquillés pour regarder vers l'autre, tournant la tête lentement dans une surprise froide et une incompréhension totale. Et si il y avait un million de questions qui se bousculaient dans sa tête pour savoir ce qu'il faisait là, pourquoi, comment, aucune ne franchit jamais la barrière de ses lèvres. Il avait juste envie de quitter la voiture, il irait à pied à la gare, ou il n'irait pas. Plus rien n'importait vraiment à ce moment-là. Parce que tout ce qu'il voulait éviter, c'était de se retrouver enfermé avec lui. Entre tous, il fallait que ce soit lui. Il aurait préféré que Connor ruine encore une de ses audiences. Magairlean...Dè tha thu a' dèanamh an seo ?!* Sorti tout seul, même plus capable d'aligner les mots en anglais tellement son cerveau commençait à peiner, en plus de refuser la situation présente. Instinctivement, il s'était même décalé vers la portière, essayant, dans cet espace restreint, d'être le plus loin possible de l'homme assis à côté. Fermer les yeux, poser les mains sur son visage, essayer de respirer un peu, pas grand chose ne l'aidait à se calmer à cet instant. Et tout ce qu'il espérait maintenant, c'était que l'autre se taise, qu'ils arrivent vite à la gare...

Que ce soit le destin, une blague cosmique d'un goût douteux ou tout simplement leur lien désormais indéfectible, l'écossais se retrouvait là, dans cette voiture, coincé avec le tout nouvel immortel. Il voulait faire comme si ce n'était pas le cas, même dormir et rêver de lui serait moins pénible que de l'avoir en face et de lui parler. Et il pouvait le faire. Il pouvait parfaitement faire comme si ce n'était qu'un autre client, présent dans la voiture pour aller à la gare. Quelques minutes de trajet à s'ignorer, ça devait être possible non ? Il le voulait en tout cas. Il le voulait tellement fort qu'il faisait un peu comme les enfants : se cacher les yeux pour voir si le monstre en face de lui allait disparaître. Mais à entendre sa voix s'élever, ça ne semblait pas être le cas. Et ça n'aurait pu être une réponse à sa question, bien entendu, il avait bien eu conscience que l'autre ne parlerait pas un mot de gaélique. Qui le parlait encore de toute façon. Inspirer, souffler et enlever les mains de son visage, juste parce que ça ne servait à rien de toute façon. Il avait rouvert les yeux pour fixer l'appui-tête devant lui, évité de tourner la tête ou même le regard vers l'autre passager. Enfin jusqu'à ce qu'il se mette à parler.

Pourquoi n'avait-il pas pu la fermer ? Etait-ce si difficile pour lui de juste se taire et supporter quelques minutes de voiture ? Il n'avait pas cinq ans pourtant, il pouvait aussi se montrer adulte, mature et raisonnable. Visiblement, c'était beaucoup trop en demander à cet homme là. Enfin...A ce gamin là. Lâcher un rire froid et se tourner vers lui, une parfaite expression d'incrédulité sur les traits. Are you serious ? Can't you just...I don't know...Shut the fuck up ? Le fixer un peu et soupirer en secouant la tête pour laisser son regard balayer l'intérieur de la voiture. Il avait jeté un regard dans le rétroviseur intérieur, voyant bien l'expression du chauffeur qui aurait, lui aussi, voulu être ailleurs. Il laissa retomber sa tête en arrière en inspirant à nouveau. Se calmer, prendre sur lui, essayer de ne pas s'énerver, de ne pas s'emporter, de faire comme si ce n'était pas Harper, de faire comme si ce lien entre eux n'était pas là. Mais pas pu s'empêcher de tourner la tête quand il avait vu du mouvement du coin de l'oeil. Il se retint d'un commentaire quant à cette solution de facilité qu'il avait choisi, parce qu'au fond, ça n'était pas son problème. Et ça ne serait jamais son problème. Parce qu'il ne voulait pas avoir à gérer ça. Et tant pis si ça merdait encore et qu'ils se retrouvaient à devoir gérer un immortel ingérable.

L'immortel s'était tourné vers la fenêtre, comme Harper de l'autre côté, l'un comme l'autre voulant sortir de là. Du moins, c'était ce qu'il semblait aux yeux de l'écossais. Regarder les gens dehors, les voitures qui défilaient bien trop lentement, la circulation londonienne toujours aussi difficile. Il aurait dû prendre sa moto. Définitivement, il aurait dû. Et puis il avait fini par tourner la tête vers lui. Caresser des yeux son visage, l'angle de sa mâchoire, les contours de sa bouche... Look...It won't change anything to what happened but...I am sorry ok ? I shouldn't have yell at you and...everything I did the other night. Can we do like we don't know each other and just go to that fucking train station without shooting insults at each other ? Il essayait, il essayait réellement d'être adulte et de ne pas juste céder à l'envie de l'engueuler. Parce que ça n'arrangerait rien. Pas qu'il voulait qu'ils s'entendent. Non, c'était un peu tard pour ça. Mais qu'ils aient au moins des relations ordinaires. Qu'ils évitent de se hurler dessus ou de vouloir s'entretuer dès qu'ils se voyaient. I know it's tough...feeling the way you feel right now...You probably have the dreams right ? It'll pass, I promise, you won't have that all your life...

Peut-être qu'il aurait dû s'abstenir. Peut-être que c'était un peu sorti tout seul. Peut-être parce qu'il aurait aimé, au fond, qu'il y ait eu quelqu'un avec lui quand il s'était réveillé. Mais ce n'était sans doute pas comme ça qu'il aurait dû s'y prendre, qu'il aurait dû parler. Ça lui avait échappé, c'était tout. Et il le regrettait presque déjà à le regarder comme ça, parce qu'il aurait dû faire ce qu'il venait de lui conseiller de faire : se taire et se foutre mutuellement la paix. Plus fort que lui. Et il avait vu sa réaction, soupiré en l'entendant, compris que ça ne servait pas à grand chose, au fond. Parce que quoi qu'il dise, il n'écouterait pas. Il venait de le lui dire, il venait de le désigner dans son entier et de refuser tout ce qu'il pourrait avoir à lui offrir. Et au fond, qu'avait-il à lui offrir ? Des conseils ? Des explications ? Juste des mots. Aucune solution miracle. A peine un pansement à coller là où ça faisait mal. A la limite, la fin de ses rêves à propos des deux autres. Mais ça voudrait dire les rencontrer et ils n'étaient pas vraiment faciles à appréhender...Pas pour quelqu'un qui ne savait rien de tout cela.

C'était ça le principal problème, en fait. Il ne savait rien. Avait-il seulement une vague idée de ce qu'il lui arrivait...? Il n'était peut-être même mort qu'une seule fois, après tout. Awrite...If you don't need to understand what's happenin'... Juste se tourner vers la rue et soupirer en regardant dehors. En voyant les voitures arrêtées, en voyant les embouteillages de plus en plus évidents, en sentant bien que la voiture n'avançait plus. Il serait descendu, il serait allé bien plus vite et il le savait parfaitement. Un début d'angoisse qui arrivait, d'être dans cette voiture, de se rendre compte que l'espace était bien trop restreint, et qu'il semblait se restreindre encore plus, de voir les voitures autour qui ne lui permettrait probablement pas de sortir, même si il l'avait réellement voulu. Soupirer. Essayer de penser à autre chose. Regarder plus loin que les voitures dans la rue. Il avait finalement fermé les yeux pour essayer de s'imaginer ailleurs. Ça marchait, la plupart du temps, quand il n'était pas encore en crise. Il ne l'était pas encore, il pouvait encore se calmer.

Comme si c'était une bonne idée, l'immortel s'était mis à écouter la musique. Ou plutôt à essayer, ça lui faisait penser à autre chose, à défaut de véritablement le détendre. Mais une clope, qui était la seule chose qui le détendrait vraiment, n'était même pas envisageable. Bidh e ceart gu leòr, bidh e ceart gu leòr...* A peine un murmure, alors qu'il avait toujours les yeux fermés et qu'il se passait une main dans les cheveux. Il aurait presque eu envie de changer une vieille comptine pour l'aider à aller mieux, pas sûr que l'autre apprécie cela dit. Il s'était tourné vers Harper, une nouvelle fois, se demandant si c'était vraiment la chose à faire. Il avait, quelque part, envie de parler, autant que besoin, pour oublier l'endroit où il était, pour essayer de ne pas rester sur cette mauvaise entente entre eux, pour faire en sorte de passer un moment un peu plus agréable, puisqu'il semblait que cela allait durer plus longtemps que prévu. Can we...talk normally...? Please ?

Bien sûr qu'il avait dit non. Bien sûr qu'il voulait juste qu'il se taise. C'était la réaction la plus logique, la plus simple à prévoir. Et pourtant l'écossais n'avait pu s'empêcher de l'espérer, quand il avait posé la question. Alors il n'avait rien dit de plus. A quoi bon de toute façon ? Continuer de le regarder un instant, une certaine mélancolie dans le regard. Il avait de toute façon tellement l'habitude de foirer en terme de relations humaines, tellement l'habitude de perdre les gens qu'il préférait qu'on le déteste plutôt que de se mettre encore à aimer quelqu'un. Malheureusement pour lui, cette attitude s'était finalement retournée contre lui. Et il n'y avait rien à faire. Pas tant qu'Harper n'aurait pas compris qu'ils étaient liés, quoi qu'il arrive, et qu'ils devraient continuer à se supporter. Pendant des années et des années...Encore une relation saine et équilibrée à mettre sur sa liste. Même pas poussé un soupir cette fois, juste rien dit, avant de le quitter des yeux et fixer le vide.

Il n'y avait rien d'autre à faire que d'attendre, en tâchant de garder son calme. Inspirer, expirer, encore et encore, en se concentrant là-dessus, en écoutant le son des klaxons au-dehors, le murmure de la ville, le bruit de la circulation, au milieu de la musique. Et de la voix de l'homme à ses côtés qui s'était à nouveau élevée dans l'habitacle. Bien le moment de passer un coup de téléphone, c'était clair. Et il allait encore se plaindre si l'immortel disait quoi que ce soit, l'envoyer se faire voir à la moindre remarque et l'engueuler parce qu'il se mêlait de ce qui ne le regardait pas. Passer un coup de fil personnel dans une bagnole, avec quelqu'un qu'il ne pouvait pas supporter assis à côté, ce n'était pas vraiment cherché à être discret de toute façon. Enfin pour ce qu'il en savait, la discrétion n'était pas le fort d'Harper de toute façon. Et lui n'avait pas pu s'empêcher d'écouter, bien entendu. Pas tout compris à ce qu'il se passait, à ce qu'il disait exactement, juste ressenti un peu. Ce foutu lien, il le détestait bien souvent. Il le détestait quand ça lui faisait ressentir la confusion de Connor ou le trop plein de joie de Ji-Hoon. Avec Harper, c'était encore pire, pour une raison qu'il ne voulait même pas chercher à comprendre. Qu'il soit donc triste, en quoi l'immortel devrait s'en soucier après tout ?

Décidé de sortir son portable aussi, même si il n'y avait rien d'intéressant dessus. Pas de message, pas de coup de fil manqué, il avait prévenu tous ceux avec qui il travaillait et il n'y avait pas beaucoup de personnes qui lui envoyaient des messages en dehors du travail. Un peu plus de mélancolie encore, peut-être influencée par la propre tristesse du jeune immortel, à l'idée qu'il n'avait que si peu de contacts, au fond. Même quelqu'un comme Harper semblait plus capable que lui pour parler aux autres êtres humains. Il avait soupiré à nouveau et posé une main sur son visage, pour se frotter les yeux, les garder fermés, glissant son autre main dans sa poche pour entortiller ses doigts dans le morceau de tissu qu'il gardait toujours aussi précieusement. Et en réalité, ça faisait longtemps qu'il n'avait pas réellement pensé à lui. Longtemps qu'il n'avait pas sincèrement regretté cette époque et de n'avoir rien fait. Et se dire que c'était injuste. Injuste que ce soit Harper qui soit revenu parmi sa constellation, plutôt que lui. Au milieu de la mélancolie, il y avait cette petite pointe de colère. Pas grand chose, mais c'était là.

A voir la vitesse de la voiture, il était certain que marcher jusqu'à la gare aurait été plus rapide. Quand bien même ils étaient encore sur le pont et qu'il n'était pas non plus juste à côté de cette fichue gare. L'immortel était partagé entre sortir pour marcher et rejoindre lui-même la gare et rester assis et tranquille, parce qu'après tout, il n'était pas si pressé que ça. Au pire quoi ? Il prendrait un train plus tard que ce qu'il avait prévu, il arriverait plus tard à Edimbourg. Ça ne changerait pas grand chose à son programme de toute façon puisqu'il avait déjà prévu de rester un peu en ville avant de monter plus au nord. Pas vraiment important de rater le train donc. Et marcher jusqu'à la gare lui demanderait trop d'effort dans l'immédiat. Il en faisait déjà trop à contenir la colère en lui, à lutter contre la crise de panique qui menaçait toujours de revenir, à faire ce qu'il pouvait pour ne pas se focaliser sur l'homme de l'autre côté de la banquette. Il avait fini par sortir le morceau de tissu de sa poche, l'enrouler encore un peu plus autour de ses doigts et ne penser à rien d'autre que la sensation que ça lui procurait, le calme qui le gagnait au toucher rugueux du tissu. Oublier qu'il était dans la voiture, qui était là, même où il allait, au fond, parce que plus rien de tout cela ne comptait vraiment. Dans quelques heures, il n'y penserait plus et dans quelques années, ça serait littéralement sorti de sa mémoire.

Et il n'avait pas rouvert les yeux jusqu'à qu'il entende la porte, en fait. Papillonner un peu des paupières, regarder la banquette de l'autre côté pour voir qu'Harper n'était plus là, qu'il était sorti de la voiture et passait maintenant entre les autres véhicules pour s'extirper de là aussi vite que possible. Parfait, il n'aurait pas à le supporter plus longtemps. Et après l'avoir vu un peu, il espérait sincèrement qu'il n'aurait pas à le supporter de nouveau avant au moins plusieurs mois. Si il pouvait le voir aussi souvent qu'il voyait les autres, il serait ravi. Et tant pis pour l'aide qu'il avait prévu de lui apporter, ce n'était pas comme si il en avait besoin de toute façon. Il avait l'air de gérer parfaitement bien sa transformation, tout comme sa première mort et ses conséquences. Il pourrait gérer aussi bien quand il subirait une autre mort, ou une blessure un peu trop grave. Et si il ne pouvait pas ? Au fond, ça n'était pas son problème, pourquoi s'en occuperait-il ? Il n'aurait qu'à lui mettre Connor dans les pattes, ces deux là s'entendraient parfaitement autour d'une bouteille, se disait-il.

Aonghas s'était détendu, enfin, s'installant mieux dans la voiture pour y être plus confortable, puisqu'il allait passer un moment dedans. Garder encore un peu le tissu dans sa main, juste pour continuer d'en sentir le contact réconfortant. Il avait perdu son odeur depuis longtemps, ça n'était pas bien grave, parce que lorsqu'il se mettait à penser au passé, l'immortel pouvait ressentir et revivre tant de choses. Comme si tout était gravé dans sa mémoire, comme si les souvenirs étaient des tableaux vivants dans lesquels il pouvait se plonger entièrement. Ce n'était pas le cas pour tout, bien entendu, il n'avait pas les capacités de se remémorer plus de mille cinq cents ans d'histoire. Mais les souvenirs de cette époque, de sa croisade personnelle pour l'Ecosse, de ses moments passés avec Seamus, tout cela il s'en souvenait encore comme si ça s'était produit la veille. Probablement pour cela qu'il sentait encore une pointe de colère monter en pensant au "nouveau-né" de la constellation. Quelle blague. Mais heureusement, il arrivait bientôt, il penserait vite à tout à fait autre chose. Comme la réalité de trouver un train pour sa terre natale...