You thought by now they'd see That you had come so far (marisol)

[18 AVRIL 2000] Le nouveau millénaire sonne l’heure du changement. Née dans une ère nouvelle, dans une famille modeste mais aimante, une petite fille crie tout fort sa volonté de vivre. La nouveauté rime avec le changement, le changement avec l’espoir, l’espoir avec les graines du futur. Marisol est la plante née de l’amour de deux êtres, le petit tournesol qui grandit aux côtés d’Helen, sa grande sœur solaire.
[AVRIL 2003] Du haut de ses trois ans, Marisol découvre les planches de bois de la salle de danse du quartier. Bien décidée à imiter son aînée, elle veut danser, et tourner, et surtout la suivre partout où elle va. Helen rayonne. Marisol, même pour une enfant de son âge, elle ne paraît pas très bien à son aise, avec son équilibre précaire et ses deux pieds gauches, mais elle s’amuse et, à la maison, elle se plie aux chorégraphies fantaisistes que décrit sa grande sœur. Elles sont petites et insouciantes et virevoltent au fil des jours.
[DECEMBRE 2003] C’est le gala de fin d’année. Pour Marisol c’est l’occasion de jouer, de retrouver toutes ses amies et de s'habiller et se maquiller toutes pareilles. C’est drôle. Elle passe avant le groupe de sa sœur et elle se fout bien des adultes qui parlent dans la salle en regardant leurs enfants tituber sur la scène. Elle adore les applaudissements qui suivent la performance et rejoint ses parents dès qu’elle a terminé. Elle veut voir sa sœur. Elle la suit des yeux, bien installée sur les genoux de son père, et elle n’est pas la seule. Il attend la fin de la représentation, le dernier salut de l’armée de petits danseurs, et le rassemblement progressif près du buffet qui a été installé au fond de la salle des fêtes. « Votre fille a un don. » Ce sont les premiers mots qui sortent de la bouche de l’étranger. Ils vont changer la vie des Maher.
[AVRIL 2004] En quelques mois, l’homme est passé de l’inconnu à tonton Gilles. Il passe régulièrement, presque quotidiennement. Tout le monde l’aime. Il regarde Helen danser, il parle longuement avec les parents des deux filles et ramène parfois des gâteaux pour l’heure du thé. Marisol ne l’aime pas. Il accapare sa sœur, lui fait tout un tas de remarques, encouragements comme critiques, lui demande de danser, encore et encore. Marisol aime s’amuser avec sa sœur et aime les jeux qu’elles s’inventent autour de la danse. Elle n’aime pas ne faire que ça de l’après-midi et répéter encore et toujours la même chorégraphie sur la même mélodie ; les deux sœurs s’éloignent. Elle occupe ses vacances à explorer la nouvelle maison et s’étonne de toute la place qu’ils ont. Il y a même un jardin qui la ravit et l’occupe alors que tout le monde tourne autour du soleil de la famille.
[2006] La France, si c’est le nouvel amour de Helen, ça ne plaît pas à Marisol. Mais personne ne se soucie de ce qui plait au petit tournesol : elle doit suivre et s’adapter. Elle n’a plus ses amis, elle n’a plus son jardin et les papillons qu’elle aime voir voler autour des fleurs dont sa mère prend soin, elle n’a plus aucun repère. “Quel bel appartement”, elle entend qu’on s’exclame, alors qu’il est moitié moins grand que leur ancienne maison. “Et en plein cœur de la ville”, comme si on a envie de vivre avec le bruit des voitures et les cacas de chiens sur les trottoirs. Puis elle ne comprend rien de ce qu’on dit, Marisol, plante déracinée qui essaie vainement de trouver une fissure dans le bitume. Helen n’est à la maison que le week-end, maintenant. Il y a une chambre vide à côté de la sienne, un temple à la déesse soleil qui délaisse la famille et laisse Marisol à l’ombre. Et bien tant pis : qu’elle brille à son école d’Opéra de malheur ! Marisol n’en a plus rien à faire d’elle et de la danse.
[2016] Brillante, magique, on ne peut s’empêcher de suivre Helen des yeux, de l’admirer alors qu’elle évolue dans des développés gracieux, des déboulés étourdissants et des échappées élégantes. Elle éblouit. Marisol, à côté, est une fleur quelconque, pressée de tous les côtés par le travail qu’elle doit abattre pour suivre la cadence, fanée de toute l’huile de coude que sa ténacité l’encourage à appliquer avec abondance plutôt que de renoncer. Elle n’a jamais eu une chance de briller quand elle ne sait toujours pas ce qu’elle veut de la vie alors que sa sœur a trouvé sa passion dès son plus jeune âge. C’est beaucoup trop de retard. Si seulement Helen pouvait ralentir sa course folle… C’est un vœu qu’elle vient à regretter amèrement. Malgré toute la jalousie et la distance qui se sont installées entre les deux sœurs, elle ne lui a jamais réellement souhaité du mal. Au début, elle n’en entend pas parler. Ses parents non plus. Gilles est le premier au courant. C’est lui, plus que leurs parents, qui suit le parcours brillant de sa protégée : il connaît le milieu de la danse par cœur et il sait les prouesses que Helen accomplit, comme il sait les efforts qu’elle fournit et les obstacles sur sa route. Il ne veut pas tout risquer à cause d’une faiblesse passagère. Mais les tremblements et les pertes de contrôle se multiplient. Amyotrophie spinale proximale de type 4. Le diagnostic tombe, lourd, incompréhensible, brutal. Handicapant. Helen quitte l’internat de l’école du ballet de l’opéra national de Paris. Pour elle, la danse, c’est fini. Un parcours d’étoile filante qui a traversé les cieux bien trop passionnément, bien trop rapidement.
[2017] Alors même que Helen devient l’ombre d’elle-même, soleil éteint qui ne brûle plus que d’un faible et cruel éclat froid, Marisol sublime sa colère dans les actions bénévoles et militantes qu’elle entreprend et multiplie avec une organisation presque militaire. Toute la rancœur et la jalousie qui l’ont mangée pendant si longtemps ont perdu leur unique cible et exécutoire car quel monstre peut encore en vouloir à quelqu’un qui a tout perdu ? Alors elle enrage contre cette injustice, puis contre toutes les injustices. Abléisme, racisme, sexisme, précarité, il n’y a rien contre quoi elle ne s’attaque pas à coup d'arguments, de lectures, de slogans et de pancartes. Elle a de l’énergie à revendre et, si Helen ne marchera plus jamais normalement, Marisol fera pour elle toutes les marches qu’il faudra.
[2019] Gilles est toujours présent. Marisol ne sait pas si elle lui en veut encore d’avoir entraîné Helen dans cette aventure et de l’avoir déracinée, elle, mais elle sait qu’il est le seul à pouvoir encore faire sourire et rêver son aînée. A chacune de ses visites, Helen retrouve de son air solaire et l’ambiance à la maison est moins pesante. Puis il écoute aussi Marisol. Plus elle lui parle de ses actions, plus il pose de questions et partage ses propres opinions. Il lui conseille des sources diverses et variées sur quantité de sujets, des auteurs connus et d’autres innovants, et n’hésite pas à lui dégoter des rendez-vous pour trouver sponsors et donateurs pour les œuvres qui lui tiennent le plus à cœur. Petit à petit, elle se retrouve fascinée par la culture de cet homme qu’elle a longtemps pris pour un simple mordu de danse classique et elle échange de longs messages avec lui de façon presque quotidienne. Il prend toujours le temps de lui répondre. Du militantisme, ils passent aux recherches scientifiques et aux maladies orphelines qui n’intéressent que ceux qu’elles touchent et sur lesquelles on ne peut pas se faire assez d’argent pour motiver les laboratoires. Ils parlent de Helen, de son humeur, du futur de Marisol et des pistes de remèdes universels. De l’immortalité aussi. L’immortalité qui passe de concept à mythologie, de mythologie à anecdotes, d’anecdotes à possibilité. Gilles et Marisol ne sont pas motivés par le désir d’une vie à l’infini, mais par celui de mettre un terme aux maladies et à la souffrance. Guérir Helen, maintenant que ça a l’air d’être plus qu’un rêve inatteignable, la revoir danser ne serait-ce qu’une fois, ça motive Marisol à faire tout et n’importe quoi. Et qui plus digne de confiance que Gilles, l’homme qui guide leur famille entière depuis si longtemps déjà ?