1402, Nojpetén. « Santiago » naît. Son nom est moins Santiago que Tadeas, Ortega que … Qui en a quelque chose à faire ? Les souvenirs se confondent. Second fils de la famille, son frère aîné a déjà trois ans lorsque lui vient au monde. Il est suivi deux ans plus tard par une première sœur, puis l’année suivante par une autre.
Santiago grandira dans la ville de Nojpetén, située au centre du lac Petén Itzá au nord du Guatemala. Sa famille… S’en sort. Elle est une parmi la masse, des artisans au coeur de la ville. C’est dans cette ambiance que Santiago grandit. Une famille unie, entre les murs à consolider et les bêtises qu’il apprendra bien vite à faire.
Parce que Santiago est une tornade. Un ouragan. Au fond de lui, le vent hurle et le pousse à commettre les pires crasses qui soient : les cailloux volent et détruisent les portes branlantes du voisin peu sympathique (à raison) ; ses mots se font piquants quand il s’adresse aux autres gamins et qu’il pique un crise pour se faire entendre. Et il joue, et il court, et il frappe.
Des bêtises naissent la violence au fond de son coeur. C’est un sanguin que Santiago, on ne le retiendra pas. A l’image de son peuple, il a la guerre et le champ de bataille pour s’épanouir.
(Aussi, il sera soldat, dès qu’il le pourra. )
1418, Nojpetén Elle est belle, elle a des yeux de forêt claire. Elle est magnifique et elle supporte son caractère foireux. En tous points, Itotia est parfaite. Un tempérament doux, presque effacé, loin de tout. Une jeune de seize ans pour le gamin – pardon, l’homme, du même âge. Santiago est un homme. Sur son corps, les stigmates de son entraînement de soldat sont ici pour le rappeler.
1422, Nojpetén Itotia est également infertile. Quatre longues années sans aucun enfant. Le valeureux guerrier, tête brûlée explosée contre le crâne des autres – toujours invaincu – s’en énerve et se lamente après chaque nuit passée dans sa couche, quand mois après mois les sangs de sa femme reviennent. Et Santiago prie, et Santiago donne, et Santiago laisse son propre sang se mêler à la terre. Des fois que germent des enfants…
Mais rien ne vient. Rien n’existe. Le ventre de celle qu’il a prise et prendra encore jusqu’à la mort ne s’arrondit pas. Quatre années passent. Quatre putains de saisons qui explosent au rythme des combats et de l’alcool. De la décadence qui se glisse sinueusement dans la demeure un peu trop vide et silencieuse.
Quand il rentre un soir, sa femme le refuse.
Quand passent les mois, elle finit par lui dire.
Un cadeau des dieux.
Les deux petites naissent au coeur de l’hiver et ont du mal à le passer.
(Ce ne sont pas les siennes, mais il n’ouvrira jamais les yeux là-dessus. )
1432, Nojpetén Une blessure lors d’un combat qui ne pardonnera pas. Le soldat se fait fermier, un peu par dépit. Trop de temps sur lui. Il continue les conneries avec sa bande de potes, les courses entre amis, la défense de la cité informelle. Quand on s’égare sur les chemins au loin de Nojpetén, que les brigands reprennent leurs droits, Tadeas et ses amis sont là. Escorte sûre et appréciée. Renouvellement de l’existence. Ses filles de dix ans le voient comme un héros, défenseur des Izta en entier ; l’homme n’aura pas à coeur de les détromper. Elles sont ses filles – de coeur, à défaut de sang. Avec le termps, la ressemblance est de plus en plus frappante.
1442, Nojpetén Il est parti seul, ce matin. Les champs n’ont pas besoin de lui. En revanche, sa fille aînée l’a réclamé. Elle risque d’accoucher sous peu et veut le voir, si jamais… Quelque chose arrive. Il marche un peu vite. Bouscule un imbécile ou deux sur la route. Ne s’excuse pas – il n’a pas le temps. L’inconnu a vingt ans, le regard fou et les muscles d’un véritable combattant. Face à lui, Tadeas a le corps taillé et tatoué d’un ancien soldat qui en a trop vu, qui connaît toutes les histoires et qui va lui faire bouffer son arme par les narines.
C’était sans compter sur la marche manquée. Au bord du lac, dans un coin paumé, sur une route peu fréquentée, le dénivelé est traître pour qui ne regarde pas derrière soi. Santiago trébuche, roule, s’explose contre une pierre et reste là. Sous lui se dessine une fleur pourpre.
1442, Guatemala Il s’est réveillé seul sous la pleine lune, l’oeil vitreux et une lourde douleur à la tête. Au fond d’un fossé, dans une flaque de sang séché, Santiago a tatonné autour de lui en jurant toutes les profanités de son répertoire avant de s’asseoir, puis de se relever. Ses jambes tremblantes ont eu du mal à le porter. En tête, une seule injonction puissante : fuis.
Il a senti le sang. Le sang d’un cadavre autour de lui, caillé, mêlé à la terre, le sang d’un mort qu’il sait être lui. Il se souvient vaguement de mots de travers et d’éclats de verbe, dégoulinants de haine violacée, des empoignades et du pas de trop sur le côté, la chute qui déroule et la nuque qui craque à quatre-vingt-dix degrés. C’avait été rapide. C’avait été violent.
C’avait été stupide.
Santiago fuit. Epouvanté de ce qu’il est, d’encore marcher sur la terre alors que son âme aurait dû fuir, il fuit loin de sa région natale pour éviter d’amener cette malédiction sur sa famille. Il se fait camelot errant entre les différents royaumes, et, très vite, se fait brigand, lui qui les a souvent combattus. De routes en forêts il attaque et ne retient pas ses coups, profite d’une vigueur insoupçonnée et d’une mort toujours lointaine. Il terrorise, année après année.
(Et année après année son visage ne change pas. Tout juste sa barbe pousse-t-elle, tout juste de nouveaux tatouages apparaissent. )
Il deviendra un fantôme, une légende urbaine sur les routes et dans les villes. Un voyageur éternel entre monts et vallées sans jamais quitter le royaume qui l’a vu grandir. Il nouera peu de contacts durant ces années, finissant par s’isoler complètement du monde dans les montagnes. A quoi bon se retenir aux mortels ?
1482 - 1520, Hauteurs du Guatemala Longue retraite, là où l'immortalité se laisse à peine deviner. Entouré de la nature, Santiago se fait ermite et se ressource. Il n'en a rien à foutre du monde, décevant en tout point de vue. La boule d'énergie lentement trouve un équilibre...
Pour revenir, cinquante ans plus tard, avec l'amour des hommes.
(Il se trouve que la méditation et le calme sont forts chiants. A bon entendeur... )
Les 2 prochains points parlent d'esclavage et de captivité, ainsi que de colonisation. - Spoiler:
1523 - 1528, Royaume du Guatemala Révoltes et sacrilèges. Se battre contre les autres, les envahisseurs débarqués sur les terres des Royaumes depuis le Nord. Une pensée pour sa contrée avant que la marée des Conquistadors ne s’abatte sur eux. Santiago se bat et perd, fuit et retente sa chance toujours plus loin. Patriote au sang chaud et à l’arme vibrante – âme vibrante – il ne les laissera pas prendre sa terre.
Il en mourra, s’il le faut.
Si seulement.
Combattre pendant cinq longues années. D’abord pour les royaumes, puis pour les princées, puis pour les cités. Puis combattre pour soi, pour ne pas mourir.
Se faire attraper un soir, au détour d’un village dévasté.
Finir les fers aux pieds et la tête basse. La bouche baillonnée pour que les saletés envers les Espagnols ne puissent pas sortir, qu’il ne puisse pas les mordre, qu’il soit sage. Il est trop fort, encore, pour qu’on le tue. Il fera un bon serviteur, une fois dompté.
(Santiago se jure de tous les tuer. )
1528 - 1542, Santiago de los Caballeros On l’emporte à la capitale, on l’éduque et on l’habille. On lui apprend des mots utiles et on le baptise Santiago Ortega. Ce nom est gravé dans sa chair jusqu’à la fin des temps, souvenir d’un pays qui sombre et qu’il emporte avec lui. (Au fond, ce nom est celui de l’Immortel.) On le met au service de nobles conquistadors chargés de gérer la cité. On lui promet, oh, si peu ! Un toit. Une chance d’exister. Une femme, s’il a besoin, au bout de dix années. On le garde enchaîné et l’on s’assure qu’il n’apprenne pas trop.
Les fers sont lourds. Santiago ne craint pas la réprimande et n’a pas peur des punitions : il garde la tête haute et ne doit son salut qu’à son extraordinaire longévité.
Avec les autres esclaves il ne parle que peu : ils sont trois, à la demeure, en tout temps. Et beaucoup trop disparaissent. A quoi bon lier une amitié avec ceux qui sont éphémères ?
Seul Santiago reste.
1542, Santiago de los Caballeros Tremblement de terre. Qui s'intéresse aux esclaves morts ? Santiago fuit, aussi loin qu'il le peut. Laisse derrière lui un pays tombé aux mains des Espagnols et sait qu’où qu’il aille il ne trouvera que ça.
Alors il se fait espagnol. Il a appris à maîtriser leur langue et la parle presque sans faute. Son teint est assez olivâtre pour faire croire qu’il est des leurs, et il suffit d’une chemise longue pour cacher les tatouages.
1543 - 1660, Nueva España Santiago découvre la Nouvelle Espagne dans toute sa splendeur… Sous les traits d’un de ses habitants. (Dire qu’il y a cent ans, il mourrait…) Et si au coin de son esprit quelque chose le tire encore et toujours à se rendre ailleurs, il reste. Il reste au Mexique, où en 1572 il se marie une seconde fois. Il l’enterrera en 1579, gardant son cadavre trois jours durant en priant qu’elle revienne à la vie. (Et ses dieux ne peuvent plus rien pour elle, et le dieu chrétien encore moins. ) Il apprend les arts de la forge et se découvre exceptionnellement mauvais. S’engage dans des milices privées : casser des gueules, ça, il sait faire. Aime, boit, vit jusqu’à plus soif et jusqu’à tomber bien bas tout en ignorant les cris des assiégés derrière les murs.
En 1645, l’homme est approché par l’Ordre. Ceux-ci pensent qu’il pourrait faire de grandes choses. Ceux-ci lui disent que son immortalité n’est qu’empruntée, que chaque vie qu’il a saisie, chaque personne qu’il a blessée, lui a transféré un peu de sa force – et il y croit. Ceux-ci lui assurent qu’ils ont de quoi l’occuper pour l’Eternité. Ceux-ci lui soutiennent qu’il est à bien des égards un véritable dieu, tirant la force de sa vie des infidèles mourant à ses pieds.
Alors Santiago s’engage.
En 1660, on requiert de lui qu’il aille découvrir les racines de ce monde et de l’Organisation de l’autre côté des mers. Une mission l’attend là-bas. Ainsi Santiago embarque-t-il pour l’Espagne.
Et il a le mal de mer.
1660 - 1718, Espagne Santiago vit en Espagne. Il s'y marie une troisième fois en 1689, afin de se faire introduire au métier d'imprimeur. Il reprendra ainsi l'échoppe d'un beau-père aux portes de la mort et se fera honnête homme ! Pour un temps.
Ca aussi, c'est trop chiant.
1718-1798, SICILE On profite toujours des guerres pour disparaître. Santiago préfère fuir les cités où il a trop vécu, fuir sa vie de bon bourgeois respecté – le nom d’Ortega commence à se faire connaître et il préfère se carapater. Il s’engage dans l’armée, lors de la guerre contre le royaume de Sicile, et finit encore une fois déclaré mort dans le grand charnier d’une des foutues batailles.
La Sicile est brûlante, ardue et inhospitalière. Une terre au patois incompréhensible qui est loin de l’espagnol. Une île brûlée, qu’il apprivoise doucement. Le catholicisme y est le même que sur sa terre colonisatrice, et il faut avouer qu’après plus de trois cent ans à vivre dans les dépendances du Roi Très Catholique, il sait sans problème se faire passer pour l’un d’entre eux. (Mais il ne priera jamais comme eux.)
La Sicile sera une parenthèse sanglante, une terre d’attache où il ne passera, au final, que peu de temps. Ces quatre-vingt ans seront rythmés par des missions dans une Italie en proie aux trahisons et aux dangers, à des murmures qui jamais ne s’éteignent.
Il émigrera pour Londres à la suite d’une mission plutôt tranquille, tombé sous le charme d’une capitale – et d’une dame.
(Ou plutôt, d’une dame et de son frère.)
1798 – 1920 Etablissement à Londres. Il s'y plaît bien. On disparaît si bien dans ses rues, et la faune locale aime cet homme rocambolesque aux doigts élégants éclaboussés quelquefois de sang. Sa culture, acquise au fil des ans, rivalise avec sa vivacité d’esprit et son manque d’éducation noble est palliée aisément par les plaisanteries. Oh, de sa langue raffinée où roulent les r d’un anglais appris sur le tas, il charme et fait rêver ! Fait rêver des Indes où peu iront – mais des Indiens, ne rions pas de ces hommes-là.
L’exotisme toujours surprend l’humanité. Triste monde. Il est une curiosité bien vue en société tandis que celle-ci évolue lentement.
Sa dernière femme sait qu’il ne la touchera jamais. Fille d’un armateur, elle comprend bien que l’intérêt de Santiago n’est pas d’ordre sexuel, pour elle, ni romantique. Il ne l’a pas désirée. Il a juste … Aimé son esprit. Aimé ses traits, aimé leur collaboration. Enfant de l’Hydre – tout en étant humaine, elle sera sa femme jusqu’à ce que la mort l’emporte.
Et son frère sera son amant sans qu’elle n’ait rien à y redire.
Elle sera son égale, il sera son coeur. Ensemble, ils tiendront l’affaire familiale et leur vie privée restera un secret.
Cette affaire reste pérenne pendant une bonne cinquantaine d’années. Soixante, même.
Et quand elle est enfin entre les mains d’autres, Santiago se joue de tous et de tout pour la récupérer en 1910.
1940 – 90 Le monde entier craint. Il saute d'Italie en France, se fait refouler, juger. Finit par embarquer dans une guerre comme il y en a autre tout comme il n'y en a jamais eu. Il a pu échapper à la première mais pas à la Seconde, et le goût du sang jamais ne passe. Il tue par ordre, pour la liberté. Prouve au sein des Renseignements son efficacité, assassine plus qu’il ne combat en première ligne.
Et quand vient la fin, il ne sait pas arrêter. On le couronne et on l’acclame, on lui offre la gratitude éternelle sous un nom débile qui n’est pas le sien. Il sourit juste d’un air fatigué, Santiago, et finit pas rentrer se coucher.
Londres, toujours Londres.
La capitale a des airs de cocon.
Il n’en bouge presque plus. Visite l’Europe de temps à autre, le Moyen-Orient à peine. Retourne vingt ans au Guatemala, à Villa Nueva, pour vivre de pauvreté et d’authenticité – essaye de se rappeler qu’il existait là, avant. Mais l’espagnol des rues lui donne envie de gerber.
(Pourquoi est-ce si dur d’oublier ? )
1990 – De nos jours Alors Londres, à nouveau, en 1990. Un boulot de journaliste pour cacher qu’il fait de tout pour peu qu’on le paye, qu’il tue surtout. Pour l’Hydre. Il achète l’appartement dans lequel il vit actuellement. Troisième étage sans ascenseur, deux chambres et un canapé-lit. Une table de nuit, un réveil et une télé avec une PS4. Un frigo trop vide et des étagères pleines de bouquins. Des capotes sous le canapé déplié, dans une boîte pleine de photos de vacances et de dessins d’avant.
Il vit juste sa vie, Santiago, sans en avoir rien à foutre des problèmes extérieurs.
Presque.
Presque rien à foutre.
Ils sont plusieurs à partager son âme et son coeur – d’une manière plus intime que n’importe quel amour. A battre au même rythme que le sien. Tant, et lorsque l’un d’entre eux souffre Santiago se redresse en sueur sur son lit. Et lorsque l’un d’entre eux pleure, et lorsqu’on l’appelle pour lui dire qu’Eirik est plus là, qu’ils l’ont pris, que son coeur part en merde complète et en vrille pour une raison, putain, Santiago ne s’en fout pas.
Quand il manque de perdre une part de lui-même, plus important que sa propre vie collante, il ne s’en fout pas.
(Et il voudrait tout exploser, les détruire un par un, les démonter, les brûler tous autant qu’ils sont. Il voudrait qu’ils disparaissent, mais non ! Disparaître c’est trop rapide. Il voudrait…
Il voudrait que ceux qu’il aime soient protégés, lovés loin des vilenies de ce monde.
Et pour ça, il est prêt à tout. )