Name one hero who was happy - Camille Kergoat

[1848 - 1866] C'est à cette époque qu'on t'entend pousser tes premiers cris. 1848, c'est un beau bébé qui naît dans l'une des chaumières. Sur ton île bretonne, le vent fouette sans cesse les plages de sables gris, et les caprices de la mer sont... Nombreux. Mais toi tu t'en fiche. Tes premières années tu les passes au coeur de la nature, bien plus occupé à faire l'école buissonnière et à explorer les sentiers bordés d'arméries roses. T'aimes les fleurs, leurs parfums, t'en apprends les noms, les odeurs, et ta grand mère t'apprends même comment soigner les petits bobos avec. T'aimes courir sur le sable, laisser les ressacs de la mer pourlécher tes pieds quand tu t'amuses à les tremper dedans... Et les embruns de la mer déposer du sel sur ta peau et tes cheveux. Ta chère île, tu l'aimes, mais tu sais bien qu'il te faudra un jour la quitter. T'as pas l'âme d'un marin, ni même celle d'un cordonnier ou d'un tailleur, y'a pas de boulot pour toi. Pas sur ton île en tout cas. Et... Depuis quelques années, tu te mets à rêver de paillettes, de glamour... De Paris, cette ville d'amour dont te parle les affiches publicitaires, cette ville merveilleuse, opulente. Paris la Glorieuse, Paris la Magnifique... Oh t'en entends, des mots, t'en écoute, des histoires sur des fêtes folles près de Montmartre.

[1866-1870] Ah... Paris c'est pas aussi joli que s'que tu pensais. T'es qu'un pauvre serveur qui gagne à peine de quoi se loger. Ta logeuse, M'dame Fauconnier est sympathique, elle dépose de temps en temps de petits financiers devant ta porte. Tes couvertures sont mitées, et parfois t'arrives à voir des cafards qui courent sur ton plancher, mais tu t'en fous... Tu t'en fous. Un anneau brille à ton doigt. T'épouses demain une fille, une provinciale comme toi, fraîchement débarquée. Mais tu t'en fous... Tu t'en fous parce que ce soir t'es dans les bras d'Augustin, et tu profite de chaque baiser laisser sur ta peau, tu profites du silence de la nuit pour te presser contre sa peau, pour la goûter encore et encore. T'es un con... Tu le sais. Mais t'aimes pas cette fille avec qui tu vas passer ta vie... Tu l'aimes pas, et pourtant t'as pas le choix. Parce que tu connais le sort qui est réservé à ceux qui n'entrent pas dans le moule. Ceux qui sont comme toi. Vous avez quelques techniques pour vous reconnaître, des bars clandestins. ça fait deux ans que tu fréquentes Augustin, trois mois que tu joues avec Agathe... Mais t'arrives pas à te sentir coupable. P't'être bien que t'es un égoïste. Tout le monde a l'air d'y trouver son compte au final... Tu feras de ton mieux pour pas te faire prendre par Agathe. Puis Augustin est aussi marié, alors pourquoi pas ? Les omissions n'ont jamais fait de mal à personne.

[1870-1871]La faim, c'est devenue une compagne de chaque jours... Si Augustin s'en sort bien, Agathe et ta fille ont pas eu la même chance. Ta gamine est morte de froid en fin d'année 70 ta femme, quant à elle, n'est plus que l'ombre d'elle même, sombre petite coquille vide privée de son précieux poupon. Et toi... Toi t'enchaînes les heures, tu travailles à l'usine, parfois plus de 16 heures par jour comme un forcené, il faut de l'argent pour survivre, et la moindre viande coûte cher. Plus de boeuf ou de mouton aujourd'hui, il ne reste que le rat, le chien, le chat, mais aussi et surtout les légumes. Le pain est un met qui a disparu de vos tables, et bien souvent il ne vous reste que vos yeux pour pleurer. Si Agathe survie parce que t'essayes de t'assurer qu'elle ait toujours quelque chose dans l'assiette, tu t'épuises à la tâche, t'as plus de force et t'as l'impression que ton estomac est en train de s'auto-digérer. Mais tu tiens bon. Les Prusses, ils vous auront pas. T'avais déjà renoncé à tous tes plaisirs pour cette guerre. L'ennemi pensait vous décourager, vous couper l'envie de vous battre. Mais il n'avait fait qu’augmenter votre rage de vaincre, votre détermination à survivre par tous les moyens. Vous saviez plus ce que vous bouffiez, quel type de viande c'était... Mais qu'importe. Mais... Toi, tu verrais pas la finalité de cette guerre. La faim, la fatigue et la fièvre que tu traîne depuis quelques jours à cause du froid glacial de l'hiver finissent par avoir raison de toi. Et tu te sens partir, tu sens le vide, le noir, le froid... Mais soudain... Des flashs... Des images, fugaces, qui te transportent des gens... T'as l'impression de les connaître, et en même temps tu n'as jamais vu leurs visages. Tu t'éveilles dans un véritable charnier... Sur ce rêve éveillé qui te laisse un goût d'inachevé. Tu regardes tout autour de toi, te retrouvant parmi d'autres corps étendus. La famine en avait achevés plus d'uns, mais toi... T'as l'impression qu'on as vendu ta peau un peu trop vite. C'est ce soir là que tu t'échappes de l'université de médecine dans le plus grand des secrets.

[1900] Déjà 30 ans que t'as disparu de la vie de tes proches... 30 ans que tes pieds foulent cette terre, que ton visage n'a pas pris une ride. T'as pu croiser ces personnes que tu as vu dans tes songes. Tu leur a tendu les mains, désespérément... Tu t'es dirigé vers ces ombres fugaces comme un tournesol vers l'astre solaire. Le siège de Paris avait pris fin peu de temps après ta "mort" et ta "résurrection" tu t'étais demandé un moment si cela avait été une erreur ou pas. Puis lorsque tu les avais rencontrés, t'avais compris. Tes pas avaient suivis les leurs, et t'avais appris un bon moment. T'avais fini par retourner à Paris, dans ce petit quartier qu'étais à l'époque le tien. T'avais retrouvé ton ex femme, elle avait pu refaire sa vie, qui avait imprimé sur ses traits jadis enfantins des rides et des marques. Néanmoins elle semblait replète et pleine de vie lorsque tu l'avais aperçue avec une petite fille au bras. Sa petite fille sans doute aux vues de son âge et de celui de l'enfant. Elle lui ressemblait beaucoup. Trouver Augustin ne fut pas une mince affaire. Tu le retrouvais finalement dans un hôpital soignant les vétérans. De quelle guerre ? T'avais perdu le compte... T'avais fini par comprendre que les hommes se faisaient toujours la guerre et que la paix ne restait jamais bien longtemps. T'appris finalement qu'après la famine, il s'était engagé dans l'armée française et qu'il avait fini blessé au cours de la révolte des boxeurs, en Chine. Il venait d'être rapatrié en France. Tu t'étais présenté comme un jeune frère, tu connaissais assez Augustin pour pouvoir mentir aisément. Tu t'étais installé à son chevet, t'avais attendu qu'il se réveille. Avant ta "mort" 30 ans auparavant t'avais jamais vraiment pensé à toutes ces histoires de morts. Tu te croyais enfant divin, immortel, de cette impétueuse jeunesse qui vous caractérisent tous à cet âge. L'homme dont tu caressais les traits d'un regard était aussi devenu vieux. Toi t'étais piégé dans ce corps jeune, effrontément jeune. Ce jour là... T'étais resté au chevet de ton ancien amant jusqu'à ce qu'il pousse son dernier soupire dans la nuit. Tu t'étais promis qu'il partirait jamais seul. Et t'avais perdu une partie de toi même avec lui. Mais il n'avait pas été seul. Oh non... ça avait pris une importance capitale pour toi.


[1900- A aujourd'hui] T'as suivi l'histoire de ton pays de près, t'as aidé ou t'as pu, mais t'es aussi resté proche des gens de ta constellation, tu t'étais attaché à eux, ils étaient comme tes aînés... Ils t'éduquaient, et puis tu savais qu'eux... Ils t'abandonneraient pas avant un bon moment. T'as bien essayé de poursuivre ta vie avec les mortels, mais la mort est toujours un sujet assez sensible pour toi. T'as beau sourire au reste du monde et dire que tout va bien, chaque perte est un nouveau poids pour ton p'tit coeur jugé sensible. Tes yeux en ont sans doute trop vu... T'as perdu l'innocence qui te caractérisais. Même si t'es bon comédien et que tu le caches bien, tu peux pas mentir aux tiens. Tu peux pas mentir à tes soeurs. L'immortalité... Certains considéreraient ça comme un précieux cadeau. Toi tu t'es toujours demandé si c'était pas un don déguisé et un fardeau. L'éternité est un plat doux-amer que tu déguste depuis un moment déjà. T'essayes de te faire discret... Quand tu veux.