alexis eudaimonanis - de l'aigle à l'hydre

[1858] Estuaire de la Tamise, Londres

A cette distance de la capitale, l’odeur avait disparu depuis longtemps et l’eau était claire. Mais le spectacle flottait était présent dans les esprits, et l’atmosphère au sein du yacht était pensive. Dans le salon deux femmes et trois hommes étaient assis, laissant libre cours à leurs ruminations. L’un de ces messieurs fumait la pipe, à l’anglaise, et les deux autres tiraient des bouffées de cigares. L’une des deux femmes, à l’évidence ascendance écossaise, était très fine, musclée, vêtue de façon masculine, tandis que l’autre, brune et bien en chair, était vêtue d’une toilette parisienne fort coûteuse. S’adressant à l’un des hommes au cigare, c’est elle qui prit la parole.

« Je vois le point, Alexis, fit-elle d’une voix douce, sans aucun doute cette Grande Puanteur est un spectacle abominable. Cette… croisière, si l’on peut dire, que vous avez tenu à ce que nous fassions, laisse à penser. Le docteur Hugins, de la faculté, estime que ces miasmes sont porteurs du choléra, puis…

- Allons, Charlotte, fit l’homme à la pipe, nous sommes immunisés, ou peu s’en faut ! A-t-on jamais vu l’un des nôtres foudroyé par si peu ?

- Possible, Rutherford, rétorqua-t-elle avec froideur, mais qui vous dit que la prochaine maladie qui sortira de la crasse des mortels ne sera pas, elle, foudroyante ? »

Petit silence. Sans doute, rien n’attestait formellement que la Grande Puanteur de cette année 1858 apportait bien le choléra, mais les médecins étaient nombreux à le penser. Et sans aucun doute aussi, cette Grande Puanteur venait de ce que les londoniens avaient complaisamment ravagé la Tamise en y déversant des tombereaux d’ordures, cependant que les industries lourdes rejetaient des produits de sidérurgie jusque dans l’eau des bourgeois, même si les prolétaires étaient évidemment les plus touchés. Rien d’étonnant, puisque dès 1842 Edwin Chadwick avait publié son Report on the Sanitary Condition of the Labouring Population of Great Britain.

« Tout cela, fit Alexis d’une voix douce, raisonnable, pourquoi, au fond ? En dernière instance, pour les profits de quelques mortels avaricieux. Et, évidemment, de certains d’entre nous, non moins cupides. Mais quel paradoxe, vous ne trouvez pas ? Nous qui n’avons besoin d’argent que de façon… relative, nous nous vautrons dans la complaisance plutôt que dans la patience et préférons accumuler le plus vite possible dans un système économique que, pourtant, nous contrôlons. Au point de saccager des terres et des eaux dont nous avons la jouissance pour toujours ou peu s’en faut, contrairement à ceux là-même qui seront soulagés de ces altérations par une mort rapide…

- Je vous le dis et je l’ai déjà dit, moi qui ai bien connu Londres à l’époque où elle était Londinium, fit la rousse d’un ton las, tout cette industrie, tout ce grouillement humain, quel fléau. Alors oui nous sommes sur un yacht mais qu’était douce la vie sans ces fumerolles et ces rouages, puis…

- Boad’, coupa Rutheford, je pense que vous ne trouverez personne qui désire revenir à l’épée et aux peaux de bêtes.
- Mais cessez donc d’interrompre tout le monde ! Évidemment que le progrès technique est une bonne chose. Néanmoins sa maîtrise et sa subordination à des limites d’intérêt global voilà qui serait une encore meilleure chose, voilà ce que je dis.

- De même qu’une bien plus fine maîtrise des… personnes ordinaires, ajouta le deuxième homme au cigare, d’un air fin

- Certes, fit la demoiselle française. Mais il me semble que di Mecurio… Tant qu’il domine, peu importe que l’objet de la domination soit un champ de ruines, de ce que je peux voir. La responsabilité du pouvoir, il n’en a décidément cure ! Et je crains qu’il ne soit difficile de lui faire entendre raison pour arriver à notre jolie utopie.

- Chère Charlotte, fit Alexis, c’est amusant que vous nous parliez d’utopie. Je suis sûr que je ne suis pas le seul ici à avoir lu l’ouvrage éponyme. Savez-vous comment Thomas More appelait ceux chargés de défendre l’Utopie, ses piquiers ? Les Zapolètes. En quelque sorte, ceux qui feraient entendre raison aux nôtres seraient assurément de tels combattants de la raison.

- Ah ah ah ah, s’esclaffa Rutherford, nous serions donc des… comment ? Zapolètes ? Ma foi, je suis moins sensible d’autres aux fleurs et aux arbres, mais l’indignité de la condition mortelle d’aujourd’hui m’atterre. Sans parler de certains prélèvements récents… Alors si je dois m’armer d’une pique, ma foi… »

[Octobre 1945] Berlin-Ouest, centre de conférence Zeiss

« Et sur cette photo, le champignon atomique, comme ils disent.

- Mais… c’est de la fumée ?

- Pas exactement. Après l’explosion un pyrocumulus formé de vapeur d’eau condensée est né d’une instabilité de Rayleigh-Taylor, c’est-à-dire d’une altération majeure et durable de la température par la concentration de gaz brûlants.

- C’est un peu similaire à une explosion volcanique… je me rappelle Pompeï…

- En beaucoup plus puissant, oui. Avec les radiations.

- Les autorités japonaises ont émis une plainte le 11 août sur la chaleur irradiante. Des enfants… »

Dans l’amphithéâtre berlinois se tenait une conférence sinistre. Une petite vingtaine d’immortels d’influence étaient réunis, de différentes obédiences, échangeant sur cette bombe atomique américaine. Un projecteur de cinéma permettait de montrer à l’assistance des images hautement confidentielles issues du renseignement militaire américain montrant en détail ce qui restait de Hiroshima, de Nagasaki et de leurs habitants. C’est-à-dire pas grand-chose, mais le peu qui subsistait était propre à horrifier les plus endurcis.

« Il faut absolument, fit un aristocrate suédois, que nous nous assurions le contrôle des armes nucléaires. Le fait que les mortels puissent posséder et utiliser de telles choses…

- Oui, fit Alexis, se dressant sur son siège en demandant la parole. Le comte Stefanson voit juste. Nous voyons bien les limites de l’approche passive ! Je demande à l’assistance de faire preuve d’un peu d’imagination. Deux villes ont été rayées de la carte, leurs habitants vaporisés. Les conséquences quant aux radiations sont imprévisibles que ce soit sur les mortels ou sur nous-mêmes, ces terres sont complètement inhabitables. Imaginez maintenant que des bombes dix fois, cent fois plus puissantes soient développées, et utilisées ! Croyez-vous que même nous, nous y survivrions sans dommage ? Je vous le dis, les soviétiques ne tarderons pas à avoir les mêmes joujoux, et alors….  

- Et alors nous les contrôlerons, Alexis ! Comme d’habitude vous vous inquiétez trop des actions humaines. Pensez plutôt à la formidable énergie que cette puissance atomique peut offrir à ceux qui manipuleront les humains qui la possèdent. Plus de cent térajoules d’énergie lors de ces explosions, rendez-vous compte du potentiel inouï, de la puissance qui sommeille dans l’atome. Tout serait possible, imaginez des voitures nucléaires, des Nautilus prenant vie ! Non, vraiment vo… »

Serrant les dents, Alexis laissa Di Mercurio continuer sur sa lancée, tout en échangeant un regard avec une femme assise à sa droite. Cet homme était décidément trop obsédé par le profit immédiat pour comprendre le danger ! Il s’imaginait en Jupiter capitolin maniant la foudre nucléaire, sans réaliser que celui qui prétendait jouer avec l’électricité pouvait bien finir cramé. L’hubris insensé du chef de l’Ordre devait être stoppé. Sa voisine lui fit passer un petit papier où figurait une écriture codée.

« Cette affaire atomique m’a convaincue, disait le pli, l’humanité doit être prise en main fermement et rapidement pour éviter un désastre. J’irais voir Di Mecurio à la fin de cette session en feignant de rejoindre l’Ordre pour participer à l’exploitation illimitée de l’énergie nouvelle du côté des gagnants, et lui sera heureux d’avoir enfin réussi à me débaucher. Mais une fois entrée, je vous soutiendrais »

Le grec ne montra aucun signe de contentement, à peine hocha-t-il légèrement la tête. Il jeta le petit papier dans son cendrier et veilla à le brûler consciencieusement et nonchalamment à coup de cigare. Tout en baissant la tête avec humilité face aux dernières remontrances exaltées de Mercurio il imaginait ce même homme tué autant de fois que nécessaire, et en tirait une certaine satisfaction par anticipation.

[Février 2021] Au-dessus de l'Océan Pacifique

« Silence, silence ! Laissez parler ! Silence »

Un brouhaha furieux régnait dans l’avion. L’intérieur de l’aéronef était aussi agité que le ciel était limpide et apaisé à l’extérieur. Alexis devait jouer des coudes pour éviter d’être étouffé et se hisser péniblement jusqu’au pupitre, perdant un bouton de chemise dans l’opération.

« Chers amis, commença le grec quand le calme fut plus ou moins revenu, ce que vous avez entendu est vrai, nous avons été trahis ! Oui, oui moi aussi je suis en rage, mais fi des sentiments, il faut agir. Marissa Piazani est partie de Genève il y a à peine quelques heures. Tout nous fait penser qu’elle s’est infiltrée parmi les Zapolètes sur ordre de Marcus. Même si nous sommes très prudents dans nos discussions avec les nouveaux venus elle s’est enfuie avec certains documents sensibles, et il ne faudra pas longtemps à notre glorieux leader pour comprendre nos intentions. Mais je vous le dis, c’est une chance ! »

Plus Alexis avait parlé plus le brouhaha avait repris du terrain, l’énervement gagnant, la panique, même, approchant. Mais sa dernière phrase avait laissé tout le monde interloqué. Il sourit, tâchant d’apparaître plus confiant qu’il ne l’était.

« Vous avez tous vu les dernières projections de nos gens au GIEC. Les modèles théoriques de nos satellites météos du réseau PAN. Vous êtes aussi au fait de ce que nous avons échappé de peu à une catastrophe en empêchant le virus SARV-21 d’être subtilisé du laboratoire de Zuhan par un groupe terroriste mortel, et vous avez vu quel terrible danger ce virus représentait et, surtout, qu’il avait été développé sans qu’aucun de nous ne soit au courant. Et je ne parle pas des tensions géopolitiques de plus en plus redoutables entre le bloc eurasiatique et l’OTAN.

Il faut absolument, maintenant, sans attendre, lancer l’opération Hugues et prendre l’Ordre, pour pouvoir ensuite nous donner le temps de régler la question des prométhéens tout en débutant les étapes préliminaires du Plan de Sauvegarde de l’Humanité. Que ce soit bien clair, si nous échouons Di Mercurio nous fera torturer et rôtir, mais de toute façon même si nous ne faisions rien, nos longues vies nous laisseraient à la merci d’une humanité complètement folle qui nous entraînerait avec elle dans l’abysse »

S’arrêtant pour constater l’effet produit par ses paroles, Alexis fut satisfait. Les enjeux étaient de nouveau présents dans toutes les têtes, et la peur refluait. Les regards se faisaient affûtés et le calme précédant l’action commençait à poindre.

« De plus, reprit-il, je pense que nous allons réussir. Sandra, s’il vous plaît, faites-nous un état des lieux.

- Oui, fit une femme à l’allure faussement juvénile engoncée dans un tailleur strict, tout en s’avançant au devant de l’assistance. Nous avons des soutiens solides. Si on commence par les dupes… Alexandre Lechenko. Convaincu de nous suivre parce que nous lui avons promis de lui faire restituer son île privée. Louise de Malmorte, subornée grâce aux charmes d’Arthur et à l’attribution du marché de la cocaïne en Guinée. Genji Hatakeyama, nous lui avons promis de l’assister dans sa vengeance contre les yakuzas d’Okinawa et Denjiro qui est l’un des relais de Marcus en Asie. Ulfric, parce que nous lui fournirons de quoi… satisfaire ses vices, en étant moins exigeants que Marcus. Ces quatre-là font partie de son premier cercle et nous assureront aussi la neutralité bienveillante de Theodore Dewey.

Quant aux convaincus, outre ceux ici présents, John est en place. Il a la main fermement passée autour du cou du Secrétaire à la Défense américain et est prêt à nous apporter un soutien d’urgence discret. Nous n’avons pas pu débaucher Kerneys, Li-Feng et Papanov, mais nous pensons avoir de bonnes chances de réussite même sans eux. Et comme l’a rappelé Alexis… c’est maintenant ou jamais. »

Un silence nerveux et lourd fit suite à ces paroles décisives. Alexis regardait la troupe assemblée. Il en était le chef mais pas le dictateur et chacun des présents avait sa propre dangerosité. Même si l’opération Hugues réussissait et qu’il remplaçait di Mercurio, les Zapolètes déterminés à prendre le contrôle de l’humanité par des moyens extrêmes pour la sauver, elle et les immortels, ne constitueraient qu’une minorité au départ, et les membres de l’Ordre seraient plus nombreux à se demander ce qu’ils pourraient tirer personnellement du changement. Enfin il y avait les Enfants. Et parmi les prométhéens, il y avait ceux à qui Alexis s’interdisait de penser, ceux avec qui il avait coupé presque tous les ponts depuis longtemps… Et encore après, l’Humanité elle-même. Pour dompter les mortels, toutes les solutions à l’étude étaient effroyables. Mais la fin justifiait les moyens ou au moins était-ce ce qu’il se répétait dans ce jet privé volant au-dessus du pacifique et qui amenait les conjurés vers le succès ou l’anéantissement.