put your fate in your hands ► Mitchie

[1990] C'est le début d'une vie qui commence. Sous le regard protecteur d'une sœur dont la première action est de lui embrasser le front. Sous le regard d'un père qui sait déjà ce qu'elle deviendra. Un père dont la poigne dirigera sa vie jusqu'à son dernier souffle. Sous le regard d'une mère effacée et qui essaie, mais n'arrive jamais à s'imposer. Sous l'autorité menaçante d'un mari qui l'étouffe elle aime ses filles maladroitement et sait déjà qu'elle ne saura jamais le montrer correctement. [1998] Cachée sous la couette d'Yzzie, Mitchie attend que la vague de colère passe. C'est la première fois qu'elle voit son père dans un tel état de rage et elle a peur. Il n'y a que la chambre de sa sœur, les bras de sa sœur, qui parviennent à calmer ses tremblements. Dans son oreille, les murmures se multiplient pour dissimuler le bruit de la vaisselle qui se casse en bas et les pleurs de leur mère en détresse. Elle se demande, Mitchie, si c'est sa mauvaise note qui a tout provoqué, mais elle n'ose pas poser la question. Elle a peur de la réponse. Peur d'entendre que c'est elle, la plus grande déception. Dans un coin de sa tête, elle se promet de ne plus jamais échouer. Si elle doit être la meilleure à l'école pour calmer son père, alors elle le sera. Elle ne dort pas cette nuit-là. Elle reste avec Ysabel qui ne cesse jamais de lui caresser les cheveux et de lui répéter que tout ira bien dès les premières lueurs du soleil. [2001] Les tours s'effondrent dans un nuage de fumée sous les yeux terrorisés d'une population attaquée. Mitchie a onze ans la peur au ventre. Elle a l’impression, parfois, qu’elle ne sait pas vivre sans peur. Peur de son père et de ses mains si grosses et imposantes. Peur des professeurs à l’école et des notes qu’ils pourraient donner. Peur du monde. Des terroristes. Elle apprend ce mot à l’école, lorsqu’ils en discutent et elle comprend ce mot, terreur. Elle le reconnaît pour tout ce qu’il lui fait ressentir presque tous les jours. Les tours s’effondrent et Mitchie comprend qu’elle ne pourra jamais vraiment se débarrasser de sa terreur. Nichée dans un coin de son cœur, elle essaie de l’apprivoiser. [2004] Mitchie rentre au lycée. Elle est jeune, perdue au milieu d’une faune dans laquelle elle ne se reconnaît pas. C’est une nouvelle école, de nouveaux élèves et camarades qu’elle pourrait se faire. Mais elle a l’habitude de se fondre dans la masse, de ne pas faire de vagues. C’est plus simple de ne pas se faire repérer, ça lui permet d’être à l’abri, d’avoir un lieu – au moins un – où elle se sent en sécurité. Mais son père commence à la questionner sur son manque d’amis masculins, sur son manque d’intérêt pour cette gente qui – il est vrai – ne la fait pas chavirer. Et elle entend certaines insultes dans les couloirs qui lui font comprendre qu’il faut qu’elle trouve un garçon à fréquenter. Au moins pour calmer les insinuations et les propos de son père toujours plus agressif à mesure que les jours passent. Elle rencontre Julian en cours de musique. Il accepte de lui apprendre à jouer de la guitare en échange de tutorat en histoire. Il est mignon. C’est Yzzie qui lui dit. Blond, les yeux bleus et le sourire un peu niais parfois. C’est un bon ami. Il deviendra bien plus que ça quelques années plus tard. Mais elle n’est pas encore prête à le voir. [Juin 2008] La fin du lycée c’est une étape importante. D’autant plus lorsqu’elle est majeure de sa promotion et que c’est à elle de donner le discours de clôture de la cérémonie de remise de diplôme. Son passeport pour Harvard en poche, elle est prête pour cette nouvelle étape. Elle espère s’épanouir, grandir loin de son père. Mais Julian s’accroche à elle. Lui qui reste à Miami et qui n’a pas soutenue son désir de partir. Lui qui lui murmure des je t’aime dès qu’il le peut qu’elle peine à donner en retour. C’est difficile de se préparer à prendre son envol avec tant de poids sur les épaules. Elle écrit un discours avec sa sœur, n’a pas grande confiance en elle lorsqu’elle est appelée sur l’estrade. Elle sait que la grande majorité de sa promotion ne sait pas qui elle est. Jamais personne n’a appris à la connaître en dehors des heures de tutorat. Jamais personne – pas même Julian – n’a vu les séquelles de son père traîner ici et là sur son corps. Il n’a jamais vu son corps à vrai dire. Il ne la verra plus jamais. Et si elle a son mot à dire, plus personne dans cette maudite ville ne la verra plus jamais. [Juillet 2008] Julian ne supporte pas qu’elle parte. Julian ne supporte pas la rupture qu’elle demande. Julian supporte encore moins son coming-out. Elle n’est jamais tombée amoureuse de lui, mais elle a de l’affection et elle ne veut pas le perdre. Mais Julian la pousse et ses mains ressemblent à celles de son père. Yzzie est là. Le jette dehors. Mais le mal est fait. Et Gabriel frappe lui aussi, en apprenant la nouvelle. Sa valise est prête, elle n’attend pas que ses bleus se résorbent. Elle n’attend pas que le soleil se lève pour prendre un bus. Elle embrasse sa sœur, la seule qui recevra un message à son arrivée à Boston. Elle ne se retourne pas. [2009] Elle tombe amoureuse. C’est d’une violence folle, si rapide qu’elle en a la tête qui tourne un moment, mais c’est encré en elle comme un tatouage sur son cœur. Elle tombe raide dingue d’une fille à la chevelure blonde et au regard étincelant. McKenzie a l’esprit vif et une envie de vivre contagieuse. A ses côtés, Mitchie apprend à aimer sa vie telle qu’elle est. A accepter ce passé qu’elle porte encore sur les épaules, sur le dos là où les cicatrices sont les plus nombreuses. Kenzie est une scientifique, une pragmatique, mais une véritable optimiste malgré tout. Et dans chaque parcelle de leurs êtres, elles se complètent. Elle tombe, Mitchie. Incapable de se relever devant cette présence qui s’impose et qu’elle ne veut jamais perdre. Jamais. Surtout pas. Kenzie est la femme de sa vie, de ça elle n’a aucun doute. Les disputes, les égarements d’un soir ne sont rien comparé à ce besoin irrépressible d’être avec elle. Elle apprend à aimer. Correctement. Et Kenzie est la définition même de la patience. Elle caresse sa peau, embrasse ses maux, l’aime le temps que Mitchie apprenne à s’aimer. Kenzie lui apprend à se battre pour ce qu’elle veut. Réclame ce besoin de justice, d’égalité, d’équité qui manque dans ce monde de merde. Kenzie l’acclame sur scène le soir, la prend dans ses bras alors qu’elle sent la graisse et les burgers et Kenzie prend sa main dans les manifs parce que le monde a besoin qu’on se batte pour lui. Et Mitchie ravale ce besoin de disparaître, apprend à s’imposer elle aussi, même si timidement. La vie est douce. [2011-2012] La violence est terrible. Ça tombe comme un couperet et lui coupe le souffle. Elle a ce même sourire niais sur le visage qui apparaît dès que Kenzie entre dans son champ de vision. Son cœur bat dans sa poitrine au rythme effréné des hormones délivrées par son cerveau. Elle ne s’attend pas à la rupture. Si brutale qu’elle lui rappelle les coups de sang et les coups de colère d’un père distributeur de contusions. Comment s’y attendre alors que tout semblait aller pour le mieux ? Kenzie la quitte devant le starbucks, à deux pas du campus et disparaît de sa vie. La culpabilité ronge, la douleur est insupportable. La cérémonie de remise des diplômes est sombre. Si sombre qu’elle ne célèbre rien, laisse ses quelques amis sortir sans elle et passe la nuit à se demander pourquoi. Est-ce de sa faute ? Son esprit tourne et retourne la scène inlassablement sans que rien ne vienne donner de réponses. Elle apprend par sa voisine de chambre que Kenzie a rencontré quelqu’un d’autre, un coup de foudre plus important encore que celui qu’elles ont vécu et le coup de poignard lui déchire le cœur. Sur scène elle se soigne en chantant les plus belles chansons d’amour, la nuit elle se soigne dans les bras d’inconnues qui ne ressemblent en rien à celle qui l’a fait saigner. C’est cathartique et destructeur en même temps, mais elle s’en fiche. [2012-2014] Annabelle entre dans sa vie calmement. Un tel contraste l’aurait presque effrayé si elle n’avait pas pris l’habitude de ne plus rien donner d’elle. Persuadée de n’avoir plus rien à donner d’autre qu’un cœur et un esprit brisés, elle passe du bon temps avec Anna. C’est de cette seule manière qu’elle accepte de décrire ce qu’il se passe entre elles. Les blessures béantes de Kenzie n’ont pas commencé à cicatriser, mais Anna caresse sa peau et ses maux elle aussi et Mitchie ne réalise que trop tard son effet curateur. Anna est belle comme le jour, aussi mystérieuse que la nuit tant et si bien que Mitchie prend ce qui lui est donné et donne ce qu’Anna accepte de prendre. C’est plus sérieux qu’elle n’ose l’avouer en réalité. Les sentiments naissent bien trop vite, mais le déni est tout aussi fort que ce qu’elle ressent. Elle lui tient la main et son café le matin. Elle l’embrasse au coin des lèvres lorsqu’elles se croisent dans les couloirs et passe plus de temps à la regarder qu’à étudier lorsqu’elles se retrouvent à la bibliothèque. Elle lui demande de l’aider à choisir son nouveau motif de tatouage. Elle lui raconte, parfois, à demi-mot sa vie à Miami et elle n’hésite jamais à lui parler en espagnol. Anna n’est pas Kenzie, mais le temps que Mitchie le comprenne elle tient dans ses mains la lettre d’acceptation de Johns Hopkins. C’est plus facile de se dire qu’elles vont essayer la relation à distance plutôt que de se dire au revoir, leurs diplômes en main. Ça évite à Mitchie de revivre le traumatisme, mais la rupture inéluctable qui suit fait plus mal que ce qu’elle pensait. Personne ne le saura jamais. [2014-2020] Baltimore c’est un deuxième nouveau départ. C’est de nouvelles rencontres, de nouveaux bars, une nouvelle manière de vivre. Elle trouve une communauté là-bas, dans les coulisses de son gay bar préféré et c’est avec Riley qu’elle se découvre un peu plus. Il n’y a rien entre elles hormis le partage des traumatismes et des coming-out compliqués. Rien de plus que des blagues salaces et des sous-entendus proférés par les autres bien plus que par elles-mêmes. C’est une nouvelle vie, une nouvelle révélation, une nouvelle Mitchie qui naît. L’ironie ne lui échappe pas quand Yzzie apparaît sur le pas de sa porte un soir de mai 2017. Ana est morte. La douleur est vive, les larmes chaudes et les bras de sa sœur offrent un réconfort qu’elle avait oublié. Mitchie ne prend pas le temps de demander à Ysabel ce qu’il se passe pour elle depuis qu’elle est partie. Les rares conversations échangées par téléphone suffisent et elle ne veut pas parler de lui. Le deuil est lourd sur sa poitrine, les regrets plus encore sur ses épaules, mais elle ne montre rien à sa sœur. Elle lui parle quelques minutes à peine de ses recherches, de sa thèse qui avance. Elle lui présente Riley et Yzzie lui murmure qu’elle est heureuse de la voir heureuse avant de quitter Baltimore pour rejoindre Miami. C’est difficile de se reconstruire, d’assumer sa nouvelle identité alors que sa mère n’est plus. Ne connaîtra jamais cette nouvelle version d’elle-même. Elle a du mal à comprendre parfois pourquoi sa mère ne lui a pas manqué avant de la savoir morte. Le soir, elle chante sa douleur et sa perte. La nuit elle n’a que ses yeux pour pleurer et les bras de Riley pour la calmer, parfois. [2020] Docteur Velasquez. C’est une consécration. La robe jaune et noire une preuve de son succès et partager ce moment avec Riley et sa bande de joyeux lurons est une victoire qui la pousse à regarder le ciel. Vers sa mère. Vers Dieu. Vers toutes les souffrances de sa vie qu’elle a laissé s’envoler. Le diplôme est une preuve de sa réussite scolaire, mais l’amitié qui la lie à Riley est la véritable preuve de sa réussite personnelle. Parce qu’elle n’a pas besoin d’une relation romantique pour se sentir bien. Et les douleurs du passé ne sont plus rien comparé à la paix qui s’installe en cet instant précis. Dans les bras de Riley, elle sait qu’à partir de maintenant, tout ne pourra que mieux aller. Et dans leur cas, ce n’est pas un au revoir. New York l’appelle, un rêve se réalise, mais elles ne seront jamais loin l’une de l’autre. [2021] New York n’est jamais épargnée. Amaranth Pharmaceuticals a du mal à se remettre de ce qu’il s’est passé deux ans auparavant et si Mitchie n'a pas vécu les événements, elle sent et voit les tensions qui perdurent. Amoureuse de son travail, elle s’y plonge corps et âme. A mille lieux d’imaginer la véritable raison de sa présence ici, elle est persuadée d’avoir trouvé sa place dans le monde et d’être enfin libre de toute emprise. Comme le symbole dans sa nuque, elle a pris son envol. La question demeure pourtant : jusqu’où peut-elle voler avant que ses chaînes invisibles ne la rattrapent ?