i've been hearing symphonies (annabelle)

[1792] Tes yeux s'ouvrent pour la première fois en plein cœur de la mer des Caraïbes - ton monde, pour les années à venir. Tes parents, ils ne s'aiment pas - pas comme chaque enfant en rêve aujourd'hui, pas comme on peut l'imaginer dans les contes de fées. Tes parents sont pirates, voleurs et marins - tes parents vivent pour le sang et l'or. Ils sont nés dans les rues des îles oubliées des Caraïbes, l'un issu de l'esclavage noir, l'autre de colons depuis longtemps appauvris - ils naissent dans les rues, apprennent à voler avant de vraiment parler et même si l'âge d'or est passée, la piraterie existe toujours, alors lorsqu'ils peuvent poser un pied sur un navire, lorsqu'ils sont assez vieux pour être utiles, ils embarquent. Ils ne se rencontrent pas sur leur premier navire, ni sur le deuxième - mais ils finissent par faire partie du même équipage, au fil des morts et des trahisons. Une nuit, suivie d'une deuxième, d'une troisième - elles s'enchaînent, et tu finis par arriver. Tu viens au monde sur un bateau pirate et jamais tu n'envisages autre chose pour ta vie. [1793/1822] Les années passent et on te garde - une paire de bras en plus, c'est toujours utile, une coureuse, c'est toujours utile, un appât, c'est toujours utile. Les années passent et tu apprends à te battre, les années passent et tu participes aux combats, les années passent et tu deviens pirate. Tu y prends goût, au sang, à l'argent, à la liberté que cette vie offre. Tu ne connais rien d'autre, ne souhaites rien d'autre. Tu ris, tu aimes, tu voles, tu tues, tu joues, tu couches, tu vis. Tu es pirate - tu es pirate jusqu'à ce qu'une lame ne te transperce, une fois, puis deux, puis trois - alors que tu traverses les rues sombres de l'île de la Tortue, tu es pirate jusqu'à ce que tu ne meures. [1823] Ta chance, ironiquement, c'est d'être morte sur Tortuga. Ta chance, c'est de ne pas avoir été en mer, alors que tes yeux s'ouvrent à nouveau - des heures, des jours, après les avoir refermés pour ce que tu pensais la dernière fois. Si tu avais été en mer, on aurait jeté ton corps par-dessus bord - et tu en as entendu parler, des immortel.le.s au fond des océans, tu en as entendus parler de celleux qui se réveillent pour se noyer de nouveau, jusqu'à leur dernier souffle, jusqu'à leur dernière mort. Tu es morte, mais tu te réveilles et le changement est violent, douloureux. Il te faut peu de temps pour constater les changements, pour réaliser que plus rien n'est comme avant. Ton équipage t'a laissée pour morte, alors tu embarques sur un nouveau navire, fait croire que tu as réussi à te soigner, aidée par une maîtresse, une amie - les pirates s'en moquent, du moment que tu peux être utile. Les premiers mois sont - déroutants. Tes réflexes, tes sens, les rêves qui s'enchaînent - tout est un tourbillon souvent incontrôlable, mais les réponses viennent finalement alors que tu poses le pied sur Torturga plus de six mois après t'en être allée. Il est grand, massif, blond - vous en voyez peu, comme lui, par ici. Eirik, il se nomme - t'explique, ce que tu es, qui tu es, son lien avec toi. Tu acquiesces, comprends - cela fait presque sens. Il te propose de venir avec lui, te dit qu'il t'apprendra - tu refuses. Ton monde, c'est la mer, la piraterie - tu n'as pas ta place dans ce monde qui se modernise. Tu refuses, mais lui proposes de te retrouver sur Tortuga lorsqu'il le souhaite, pour le rassurer, et puis tu reprends la mer. [1824/1852] Les années passent, les assauts s'enchaînent, les richesses s'accumulent - les combats continuent, ton quotidien en est constitué, et ton corps s'habitue. Les migraines sont souvent violentes et lorsque tu te laisses aller, lorsque le goût du sang se répand dans ta bouche, tu n'es plus vraiment humaine. C'est ce qui crée ta réputation, c'est ce qui te permet de te hisser au sommet. De matelot, tu deviens capitaine, possèdes ton propre navire, ton propre équipage. Capitaine Darkstorm, qu'on t'appelle, capitaine Darkstorm sur le Mirariel - tu fends les mers, pourfends les ennemis, telle une tempête de mauvaise augure. Tu ne vieillis pas, on murmure que tu aurais finalement trouvé la fontaine de Jouvence, ce mythe tant sacralisé, on veut te rejoindre pour te ressembler - tu es pirate, tu es l'idéal qu'ils désiraient, qu'ils cherchaient, une centaine d'années auparavant. Tu es pirate, jusqu'à ce que tu ne meures, une deuxième fois. [1843] C'est Margaret, Margaret The Red, qui te permet de ne pas finir au fond des mers, cette fois-ci. Margaret, qui partage ton lit depuis des années, Margaret et ses cheveux flamboyants, et ses grands yeux aussi bleus que les eaux qui vous entourent. C'est pour Margaret, que tu es morte. Ton équipage remporte la victoire et elle leur dit que tu n'es que blessée, que tu dois te reposer - elle sait, Margaret, même si tu ne lui as jamais vraiment dit. Elle sait, parce qu'elle est intelligente, Margaret, parce qu'elle te connaît comme personne ne te connaît. Tu te réveilles dans ta cabine, des heures après, et aucune surprise ne dessine tes traits. Tu es morte, une deuxième fois, et tu es revenue à la vie. Immortelle. [1854] Dix nouvelles années passent, sur les mers, le même cycle se répétant encore et encore - le sang, l'argent, les combats, les femmes. Margaret et toi n'êtes pas exclusives, même si vous revenez toujours l'une vers l'autre, et lorsqu'elle tombe enceinte, tu acceptes l'enfant comme si c'était le tiens. Vous le nommez Jackson, mais tout le monde l'appelle Thunder, le fils de la tempête, et tu l'élèves dans cette seule vie que tu n'as jamais connue. Dix années passent et ta réputation ne fait que grandir - elle devient dangereuse, menaçante. Tu ne vieillis pas et la jalousie devient rancœur - tu meurs, une troisième fois, dans les rues de Tortuga, à quelques mètres seulement de la première fois. Mutinerie et tu n'es même pas entièrement surprise - mutinerie et in veut s'assurer que tu resteras morte, alors que les coups de poignard se multiplient. [1855] Tu mets des heures et des heures à te réveiller, et Margaret pensait t'avoir perdue à jamais, mais tu finis par ouvrir les yeux et ses larmes te serrent le cœur. Cette mort, c'est comme un réveil - tu brûles ton navire, déposes ton chapeau. Margaret, elle te veut, toi. Alors vous vous en allez, main dans la main, Thunder entre vous deux. Tu n'es plus pirate, mais tu l'as été pendant soixante ans. Tu veux autre chose, désormais, tu veux découvrir. Alors tu vas trouver Eirik, ta famille toujours à tes côtés, tu vas trouver Eirik et vous restez avec lui, pendant quelques années. Il n'est pas seul et tu rencontres Ziya, et Santiago, et Katia. Tu n'as plus ton équipage, mais tu as ta constellation - la famille que tu n'as jamais vraiment eu, la famille qui restera lorsque Margaret et Thunder auront disparu. Vous finissez par partir, Margaret, Thunder et toi, pour continuer de découvrir le monde - mais ta constellation fait désormais partie de toi, à part entière. [1895] Margaret n'est pas immortelle - aucune de vous ne pouvait vraiment le prévoir avant qu'elle ne meure, mais vous le sentiez. Margaret n'est pas immortelle et elle finit par s'éteindre, du haut de ses soixante-douze ans. Margaret n'est pas immortelle et tu savais dans quoi tu t'engageais, Margaret n'est pas immortelle et la douleur te saisit à t'en suffoquer. Tu considères l'idée alors même que ses yeux se ferment, tu considères l'idée alors que l'une de tes lames est dans ton champs de vision - ta main se referme dessus, les larmes dévalant tes joues. Margaret est morte et tu veux mourir, toi aussi. Mourir et la rejoindre, enfin, disparaître après plus de cent de vie. Margaret a été là, pour toi, pendant plus de cinquante ans - Margaret a été ta vie et tu ne sais pas comment fonctionner sans elle. Tu es morte une fois, deux fois, trois fois - peut-être que la quatrième sera la bonne. Peut-être sera-t-elle l'éternité. Alors ta main se ferme sur la lame et l'amène vers toi - mais tu ne peux pas terminer ton geste. Margaret est morte, Margaret est morte, mais tu n'es pas seule. Peut-être que la quatrième sera la bonne, et tu penses à Eirik, à Ziya, à Santiago, à Katia, et ta main s'abaisse. Tu offres à Margaret une fin signe d'un pirate, lui dit adieu au-dessus de la mer qui vous a connues pendant tant d'années, puis tu pars prévenir Thunder, Jackson, désormais à Londres. Il sait que ce sera la dernière fois et il reste brave, malgré la perte de ses deux mères. Tu n'es pas morte, mais tu ne reviendras plus dans sa vie. Il a cinquante ans désormais, une vie stable, un commerce florissant, une famille aimante - bien loin du jeune pirate, du jeune garçon élevé entre les navires et les rues tortueuses des Caraïbes. Il est ton dernier loin et tu lui dis adieu, le cœur serré par l'émotion, mais tu ne te retournes pas. Tu vas retrouver les tiens, ceux qui partagent ta vie et ta malédiction, et tu t'effondres, pour la dernière fois. Tu t'effondres pour mieux te relever et lorsque les larmes cessent, une flamme logée éternellement dans tes iris, tes lèvres sont forgées en un sourire. Une nouvelle vie commence. [1896/1983] Tu continues de parcourir le monde, comme vous le faisiez avec Margaret - tu continues de parcourir le monde et d'apprendre, de découvrir, d'aimer. Tu passes de villes en villes, de pays en pays, d'universités en universités, de cultures en cultures, de vies en vies. Tu vois les civilisations se faire et se défaire, tu observes l'évolution du monde avec grand intérêt. Tu ne restes jamais vraiment loin des tiens, incapable de te séparer d'elleux pour trop longtemps. Tu vas voir les un·e·s et les autres, tu les visites les un·e·s après les autres, et tu t'attaches, et tu aimes. Et tout ce que tu ne pourras jamais donner à personne d'autre, tu leur donnes à elleux - tu es présente, tu écoutes, tu réconfortes. Tu n'es plus capitaine, mais tu es irrémédiablement mère et tu prends ce rôle au sein de ta constellation avec une aisance déconcertante. Les années vingt passent et tu apprends la mort de Jackson - et tu ne peux empêcher la curiosité, le besoin de fermer le chapitre alors que tu vas assister à ses funérailles. Tu t'attaches à cette lignée qui n'est pas la tienne par le sang, mais l'est entièrement par le cœur. Tu vas les voir, de temps en temps, et iels savent tout à fait qui tu es - sans jamais poser de questions pour autant, sans jamais s'interroger vraiment. Tu es une présence normale, naturelle, évidente dans leurs vies, et c'est tout ce qui t'importe. Tu ne t'impliques pas plus que ça, te contentes de veiller sur elleux quand tu n'es pas avec ta constellation ou en train de découvrir un énième sujet d'études - jusqu'à Marianne, jusqu'à son abandon, jusqu'à ses jumeaux que tu aides à mettre au monde. La fortune issue de la piraterie est devenue bourgeoisie, noblesse presque, et l'idée te ferait rire - si iels n'avaient pas irrémédiablement renié leurs origines. Peu importe, peu importe - en Marianne, tu vois Margaret, la même flamme, le même sourire, la même envie de vivre. Alors tu l'aides à mettre Freddie et Francis au monde, et tu es présente - pas constamment, mais aussi souvent que tu peux. C'est ta famille. [2014] Lorsque tes pieds ont de nouveau foulé Harvard, quelques soixante ans après la première fois, tu t'attendais à une énième nouvelle vie - un autre nom, même si le prénom ne change jamais, une nouvelle histoire. Et ça a été le cas, pendant quelques années, pendant quatre ans précisément. Puis tu l'as rencontrée, elle, Mitchie - et l'attraction que tu as ressenti t'as presque étouffée, donnée envie de fuir. Pourtant, tu es restée, après des heures passées au téléphone avec ta constellation. Parce que la vie doit avancer et qu'elle ne sera qu'une de plus, parmi tant d'autres. Votre relation est tout et bien plus encore - mais tu sais qu'elle aura une fin, tu sais que cela ne pourra être éternel, parce que tu refuses de vivre à nouveau Margaret, parce que tu ne pourras mentir encore longtemps, parce que la vie ne te permet pas de t'impliquer. Mitchie passe deux années à tes côtés, les hauts et les bas, puis vos chemins se séparent - elle part à Baltimore et tu rejoins Oxford. Vous tentez, parce qu'il faut donner l'illusion, mais les messages sont de moins en moins nombreux, loin des yeux, loin du cœur et aucune de vous n'est surprise lorsque vous mettez fin à la relation.
[NOVEMBRE 2020] Lorsque Santiago t'appelle, tu n'hésites pas une seule seconde. Tu n'as plus ta première lame, mais tu es toujours armée, toujours parée - tu as été forgée par le sang et la poudre et si tu as consciemment choisi de ranger l'épée pour la plume, cela ne signifie pas pour autant que tu ne sais plus. Tu as rejoint les Enfants de Prométhée il y a plus de cent ans, sous l'influence d'Eirik - inspirée par ton amour de l'humanité, par ton envie irrémédiable d'aider les tiens - et il t'a fallu plusieurs fois agir. Cette fois, néanmoins, cette fois est différente. Parce que c'est Eirik, parce qu'il est en danger. Alors tu ranges l'étudiante, tu ranges l'intellectuelle et quand tes mains se resserrent autour de tes revolvers, c'est Darkstorm qui vient recouvrir tes traits. Tu es faite pour le combat, jusque dans ta renaissance, jusque dans les dons inscrits sur tes gênes - si ton choix va désormais toujours au pacifisme, cette fois ce n'est pas le cas. Et lorsque vous détruisez les laboratoires d’Amaranth Pharmaceuticals, lorsque tu mets fin à de multiples vies, tu ne sens aucun regret s'installer en toi, aucune culpabilité. Vous avez sauvé Eirik, et c'est tout ce qui importe. [NOVEMBRE 2021] Alors que tes pieds parcourent de nouveau New York, une année plus tard, tu ne ressens aucune peur - tu as toujours su t'intégrer, te fondre dans la masse, et tu le feras une nouvelle fois. Cette fois, Francis est avec toi - incapable de rester loin, incapable de ne pas t'impliquer. Le changement se fait sentir, l'air est plus électrique que jamais et cela faisait plus de cent-cinquante ans que tu ne t'étais pas sentie ainsi - invincible, intouchable. Le capitaine est revenue à la surface, la flamme brillant plus que jamais dans ton regard - mais tu la caches derrière tes sourires immenses et tes propos académiques. Pour les tiens, néanmoins - pour les tiens, tu serais prête à tout.