deceptive appearances (Aurora & Agnès, Berlin, 2020)

Les poils d’Aurora se dressent sur sa nuque, mais ce n’est pas tant le cri de l’homme qui provoque cette réaction que les mots qu’ils prononcent. Il semble prêt à provoquer un esclandre et l’espace d’une seconde, la jolie brune se sent soulagée de ne pas être la cible de son attention. Elle entend la voix de Zyanya dans sa tête. Ne t’en mêle pas. Mais c’est plus fort qu’elle. D’un geste, elle se saisit d’un verre d’eau sur la table la plus proche et s’excuse auprès de ses interlocuteurs. « Encore un qui a abusé du champagne. » Elle affiche un sourire complice, leur arrachant un rire au passage. En marchant jusqu’au petit attroupement, elle constate que les convives se sont vites détournés du spectacle. C’est toujours ça de pris. Elle vient se planter à côté de l’inconnue, prêtant une oreille attentive à la conversation, analysant l’urgence de la situation. Finalement, elle se décide à intervenir. Peut-être que c’est une erreur, seul l’avenir le dira. « Peut-être que c’est une ancienne connaissance de ta mère ? » Elle s’adresse à la jeune femme comme si elles se connaissaient depuis des années alors qu’il n’en est rien. Bien entendu, Aurora ne connait cette Agnès ni d’Eve ni d’Adam, mais dans ce genre de situation, il faut mieux agir vite et réfléchir après. N’importe qui pourrait se trouver dans cette pièce et en tirer les conclusions qui s’imposent. Pour ce qu’elle en sait, la jeune brune pourrait simplement ressembler comme deux gouttes d’eau à quelqu’un d’autre. Peut-être même que le vieux au regard hagard pourrait simplement être un illuminé. Mais la possibilité que l’inconnue soit elle aussi une immortelle ne peut être écartée aussi facilement. Avec un sourire, Aurora tend un verre d’eau à l’homme en état de choc et lui offre un sourire rassurant. « Bonjour, je m’appelle Aurora. Agnès et moi étions à l’école ensemble. » C’est le premier mensonge qui lui vient à l’esprit. Si Agnès est une mortelle, elle se dira peut-être qu’elle ne se souvient tout simplement pas d’elle, mais si elle est une immortelle, elle saisira surement la perche au vol pour se sortir de ce pétrin.

Si la situation affole légèrement Aurora, elle fait de son mieux pour garder un visage impassible et ne rien laisser transparaître. L’exercice n’est pas aussi évident qu’il n’y parait. Même du haut de ses trois cent ans passés, elle éprouve toujours de la difficulté à contenir ses émotions. Il suffit de plonger dans ses grands yeux de poupée pour savoir instantanément à quoi elle pense. Mauvaise menteuse, pitoyable actrice. Agnès, de son côté, arbore un calme quasi religieux. Son regard ne flanche pas, sa voix ne vacille pas et elle ne semble même pas éprouver le besoin mécanique de se frotter les mains l’une contre l’autre pour réduire son stress. Heureusement que les rôles ne sont pas inversés. Surement qu’elle aurait bégayé en passant par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel avant de filer ventre à terre en s’inventant la première excuse minable venue. Peut-être parce que son instinct de préservation n’est pas aussi aiguisé qu’elle aimerait le croire. Peut-être parce qu’elle n’est définitivement pas faite pour vivre toute seule. Quand Zyanya n’est pas présent pour la tirer d’affaire, lui indiquer quoi faire ou quoi dire, elle se sent plus démunie qu’une gamine qu’on aurait malencontreusement oublié sur le bord de la route. Prête à croire n’importe quoi, à suivre n’importe qui pour peu qu’on lui offre quelques miettes d’attention. Une naïveté tenace qu’on pardonne bien volontiers aux enfants mais qui vient à inspirer de l’agacement lorsqu’elle ne disparait pas à l’âge adulte. Plusieurs siècles d’existence n’auront su en venir à bout.

Elle attire les problèmes, comme un véritable aimant à balle perdue au beau milieu d’une fusillade par une nuit sans lune. Et quand ce ne sont pas les siens, elle plonge allégrement dans ceux des autres comme s’ils la concernaient. Elle n’apprend pas de ses erreurs, ne retire aucun enseignement de ses mauvaises décisions. C’est plus fort qu’elle. Elle devrait retourner vaquer à ses occupations, répondre aux questions des visiteurs, mais elle se borne à tourner autour des ennuis comme un papillon hypnotisé par la lumière. Elle se paye même le luxe de répondre à ce que raconte le vieil homme, plus pour les quelques curieux qui sont toujours présents que pour l’homme en lui-même. « De toute évidence vous faites erreur sur la personne. » Elle énonce cela comme s’il s’agissait de la plus pure évidence, un sourire engageant sur les lèvres. Elle met un petit coup de coude à la brune à côté d’elle. « Ou alors je veux le secret de ta crème de jour. » Elle ricane comme une idiote avant de fermer les yeux, se maudissant intérieurement. L’envie de se mettre une bonne gifle lui fait serrer les poings. C’est qu’elle peut en raconter des conneries lorsqu’elle est en situation de stress. Elle n’ose même pas jeter un regard en biais à Agnès. La phrase a le mérite de faire rire deux ou trois personnes dans l’assistance et de détendre un peu l’atmosphère. Pas pour longtemps, cela dit, car quand le vieil reprend la parole, le malaise revient au triple galop. Les yeux d’Aurora s’écarquillent à l’entente du sous-entendu à peine voilé. Il essaye de se justifier mais ne fait qu’aggraver son cas. Il recherche du soutien autour de lui, mais tout le monde semble déterminé à détourner le regard. Ses explications sont de plus en plus vaseuses. « C’est plus un parachute qu’il a dans le dos, c’est un sac de couchage… » L’immortelle marmonne en levant les yeux au ciel, regardant l’homme tomber en chute libre avec un regard médusé.