So, what should your execution be ? • Erin

[18 Mai 1872] « Foutre Dieu, une fille ! » Que ça hurle dans la taverne du Père Marshall, alors qu’on trinque à la naissance du sixième enfant de la famille. La gamine crie dans les bras ronds de sa mère épuisée, tandis que le patriarche, lui, rit à gorge déployée. Petite Erin vient décorer allègrement les lieux de sa singularité, seule petite fille dans une troupe de garçonnets, tous affairés à la regarder, à babiller, et pour les plus âgés, à servir les clients présents. Ré-ouverture après la naissance, un étage plus haut. Dans ce pub rustique de la banlieue Londonienne, une nouvelle bouche à nourrir vient de naître. Ce qu’on fera d’elle ? Probablement rien de plus que ses frères, tous promus à l’avenir local. Deviendront cordonnier, ouvrier, ramoneur, des métiers pratiques, factuels, loin des bottes-chics de la grande ville. Ici on trimera son sou, et la fille fera de même. Dans ses grands yeux clairs, le futur d’Erin est déjà tracé au houblon détrempé, alors que M’ma boit sa lampée comme tout les autres et que l’alcool glisse dans son corsage.

[18 Mai 1880] « 7 schilling la séance ! Venez admirer Miranda Montbailey et le Conte des Songes Savants ! Venez, venez ! » Le rabatteur crie, lui aussi, couvrant à peine ceux de joie de la petite des taverniers. Ils se sont saignés aux quatre veines pour l’emmener voir ce « machin de théâtre bourgeois », comme le P’pa a dit. L’a pas voulu venir, seulement M’ma et ses plus beaux jupons. Elle a fagoté sa fille comme une princesse en haillons, c’est une sortie de marque pour son anniversaire. Erin court, excitée comme jamais, vers les grandes affiches, les tapis molletonnés, les escaliers dorés. On la regarde, on la juge, cette petite pouilleuse des faubourgs, avant que sa mère ne vienne l’installer à leurs places et que le spectacle commence.

Que la rencontre se fait.

Dans la poésie des étoiles, des décors fabriqués, des interprétations de contes de fées. Miranda MontBailey, actrice en vogue, montante et sublime, déploie ses charmes de reine d’un instant.
Charmer les enfants, venus l’applaudir, et les parents, venus l’admirer.
Elle sourit, raconte, fascine.

Et Erin sent qu’elle aime, pour la première fois, ce monde et ces couleurs-là, qu’elle ne retrouve pas chez elle.
Les rues grises ne sont pas faites pour elle. Elle le sait, ça y est, du haut de son innocence.
Elle sera Miranda.
Un jour, ce sera elle qui donnera toutes ses couleurs au monde.

[1895] « Mademoiselle, vous servez les pintes avec la grâce d’un cygne. » Dans la monotonie de son travaille au Pub parentale, une voix accentuée d’ailleurs s’est levée. Un homme l’a remarquée. Il n’a rien à faire ici, c’est ce que beaucoup se disent, à voir sa dégaine argentée et son air rieur. Il fait tâche dans un paysage bien trop gris pour Erin qui, à défaut de pouvoir vivre de sa passion théâtrale, anime ses heures de service avec sa verve actrice. Chaque plat déposé, chaque verre trinqué, est une nouvelle histoire à raconter. Dans sa petite chambre, elle apprend des textes en cachette, dont P’pa et M’ma n’ont aucune idée, encore moins ses frères dont la plupart sont occupés du début du lever jusqu’au couché. Routine de vie où elle se mime heureuse, à défaut d’épanouie.
Il n’y eut bien que cette voix soudaine, pour couvrir la sienne, pour la rendre bée, presque hébétée. Un accent écossais, qui la remarque, qui l’intrigue. Un lord du nord, des highlands, qui reviendra chaque jour durant pendant des mois avant de lui demander sa main, du jour au lendemain.
Un sourcil arqué, Erin a considéré l’idée, le choix d’une vie selon sa mère. D’un côté, rester ici et n’aspirer à rien d’autre que récurer des verres et éviter les badauds soûls. De l’autre, un mariage fortuné dans une terre éloignée, où personne ne la connaît et où tout est à bâtir.
Les calculs furent vite faits.
Les noces firent d’elle une Moncreiff, noblionne des Highlands au long cou d’oiseau, engoncée dans un autre rôle qu’elle épouserait, cette fois-ci, avec ferveur et entrain.

[1895-1899] « My Lady, vous allez tâcher votre robe !! » Les maids la poursuivent, tandis qu’elle rit aux éclats, portrait tendre d’une existence radicalement différente. En se mariant avec Henry Moncreiff, Erin s’est laissée porter dans ce miroitement d’un conte où elle est maîtresse de chaque ligne, chaque mot. Son mari aime sa fougue, sa singularité, son effronterie dans la mondanité. On l’a réprimandé d’épouser une roturière, il s’en fiche bien. Tout comme il se fiche de n’avoir jamais atteint son coeur autrement qu’en tant qu’ami. Henry sourit, depuis son bureau, de la voir s’amuser dans le jardin de la grande propriété. Erin rend chèvre tout le personnel, et elle n’est pas la seule. Elle a transmis à leur fils, Byron, toute sa fraîcheur dont la nouvelle génération aura besoin, à l’approche des conflits indépendantistes qui secouent leurs îles. L’innocence qui se déploie au manoir fait autant de bien au noble qu’à sa dame, dont il sait qu’elle ne l’aimera jamais comme lui peut l’aimer. Peu lui importe, au fond. Demeureront-ils un couple soudé, parents attentifs à l’éducation de leur enfant.
Henry s’en fait le serment, tout en paraphant ses prochains courriers à la Reine.

[1900] Aucun éclat de voix. Aucune fable, aucun conte ne ramènera Henry de sa chute mortelle. Un cheval emballé, à peine dompté, et une nuque brisée sous le poids de l’ironie dramatique. Erin est veuve, et pire, elle vient de perdre son seul allié. Sous son voile noir se lit la peur d’être seule, de devoir vivre dans cet univers dont elle n’a pas voulu appréhender les codes. La pluie de la cérémonie abîme son visage, ruisselle depuis ses yeux.
Elle ignorait ce que c’était jusqu’à lors, ce sentiment terrible d’être abandonnée. Mais Byron lui donne la force insoupçonnée dont elle avait besoin. Bien que ne désirant pas spécialement être mère, ce petit garçon lui sauvera la vie.


[1904] « Mère, vous devriez tenter ! » La voix lutine de son fils l’arrache à sa contemplation. De longues minutes qu’elle fixe l’affiche, lors d’un passage à Londres, comme une poignée d’années en arrière. Cette fois-ci, l’appel est différent. Miranda Montbailey, devenue productrice et metteur en scène, cherche la nouvelle égérie de sa tournée pour un premier rôle d’envergure. Une actrice de l’âge de la jeune mondaine, dont elle n’a plus vraiment l’allure. L’héritage de Henry s’épuise, et, ne travaillant pas, son titre perd de sa valeur. Elle n’a plus que ses propres ressources pour rêver, et, devant elle, s’inscrit une possible voie.
Impossible, aux yeux de beaucoup.
Mais pas de Byron.
Le seul qui compte vraiment, aux siens.
Erin a repris foi. L’audition préparée, elle s’est présentée, a déployé toute sa verve et le talent qu’elle souhaitait démontrer. Mais surtout, sa passion prenante, sa vie jouée dans la balance.
Ce sera elle.
Ce sera elle et personne d’autre.

Et ce fût elle, mais également une autre.

Deux lueurs pour Miranda, qu’elle prendra sous ses deux ailes comme ses protégées.

Ashley, jeune première au coeur tendre, éblouissante, qu’Erin n’a plus jamais quitté des yeux.

[1904-1907] « 20 schilling la représentation ! Venez admirer les étoiles montantes des plus grands théâtres, l’incroyable, la gracieuse Erin Moncreiff et la pétillante, l’inénarrable Ashley Dunham ! » Articles et éloges se bousculent, criblent les comédiennes de réputations toutes faites, d’auréoles couronnées de gloire. Erin et Ashley opèrent dans les mêmes sphères, montent à des rythmes harmonieux, décrochent des rôles prestigieux. En moins de trois ans, le Royaume-Uni s’arrache les prouesses des deux jeunes femmes, qui se rapprochent inévitablement.
Si Ashley n’agit qu’en amie pour Erin, la vérité recèle bien des secrets.
D’une part, Ashley déteste profondément la compétition.
Et d’autre part, Erin n’a jamais eu le coeur plus affolée que lorsqu’elle pose les yeux sur sa rivale.
L’amour se mêle au jeu d’une manière insidieuse ; pour la première fois de toute son existence, Erin ne mime pas ses sentiments.
Elle les tait, pourtant, incapables de les révéler. Sa carrière avant tout, et, au pinacle de son succès, elle se voit devoir affronter son aimée pour une place dans un tour d’Europe, au sein d’une des plus grandes productions de Miranda et de sa troupe.
Une seule, cette fois-ci. Pas de compromis.
Dans la bataille de ses protégées, Miranda choisira Erin, pour interpréter l’envol ce qui propulsera sa carrière. Déboires d’une Ashley qui, pourtant, sourit, félicite, enlace.
Comédienne émérite, pour une colère cinglante.

[11 Février 1907] « Maman revient bientôt, mon ange. Sois sage avec la pauvre Sidonie ! »  crie-t-elle depuis le wagon, alors que son enfant agite le bras sur le quai parisien entre ceux de sa Gouvernante français, profondément fier de sa mère. A bord du splendide Orient Express, la tournée se lance à travers l’Europe. Tout débutera à leur prochaine destination, et Erin sera officiellement l’étoile de tout un continent. Le rêve d’une enfant, qui doit tout à celle qu’elle admire. Et celle qu’elle aime, contre toute attente, a souhaité l’accompagner pour la soutenir. Rien ne pourrait lui paraître plus merveilleux que ce voyage, que cette opportunité.
Que ce dont elle avait toujours voulu, au fond d’elle.

Les heures s’écoulent, l’impatience aussi. Bientôt attendront-ils Strasbourg, un premier arrêt pour se faire connaître. Le dîner est servi dans le prestigieux wagon restaurant, un toast est porté, salué, bu.
Et Erin lâche sa coupe. Le cristal se brise à ses pieds, sous les regards blafards de sa mentor et des invités. Du sang craché vient tâcher sa tenue, tandis qu’elle étouffe sous le feu d’un poison brûlant.
Corrosif à souhait, il éteint la flamme montante avant qu’elle n’ait pu embraser le monde entier.

Penchée sur son corps à l’agonie, Ashley démontre toute la palette de son inquiétude profonde pour sa si bonne amie.
Tandis que dans son dernier souffle, Erin perçoit distinctement l’ombre d’un sourire perfide sur son si beau visage.

Le corps de la pauvre actrice sera enterré dans la ville Alsacienne, dans une catastrophe absolue. Choyée par un service funèbre exemplaire, un soubresaut agitera la poitrine sous l’oeil inattentif du croque-mort. Erin renaît, perdue, désemparée.
De grands yeux clairs croiseront ceux, tout aussi chamboulés, du praticien qui s’évanouira de stupeur. A son réveil, plus d’Erin Moncreiff à préparer pour sa dernière cérémonie, mais bien son supérieur qui le targuera de fou et le congédiera quand le pauvre homme affirmera qu’elle s’est réveillée devant lui. Les faits sont réels, implacables : le cadavre célèbre a disparu, fuyant à grandes foulées dans cet endroit dont elle ne sait rien, bien loin de son train et de sa chance volée par une autre.

Elle se cachera, la rage au coeur et la peur orage, martelant son destin d’une pluie battante de questions sans réponses.
Elle veut comprendre : que s’est-il vraiment passé, quand elle a bu ce verre maudit ?

Elle trouvera des pistes en rencontrant des gens comme elle, à la suite de rêves intempestifs. Un chemin guidé vers les membres de sa constellation, comme ils l’appellent. Tous plus âgés, de siècles d’errance et d’immortalité. Un cycle dont elle fera désormais parti.

[6 Décembre 1912] Des années qu’elle se prépare, dans le silence de sa rancoeur. Un temps qu’elle prend pour affiner un de ces deux dons particuliers dont elle est désormais affublée. Une apparence qu’elle change, si légèrement, si étrangement que cela lui suffit pour pister la carrière tout simplement rocambolesque d’Ashley Dunham. C’est lors de sa première mondiale à New-York, dans sa toute dernière pièce, qu’Erin recoure à un subterfuge orchestré de toutes pièces, après des années de trac, pour subtiliser la place du premier rôle masculin, tenu, dans cette production, par un jeune éphèbe androgyne. En coulisses, elle l’incapacite, l’enferme dans une loge, se grime à l’aide d’un déguisement et de son don pour adapter la couleur de ses yeux.
Ashley, sous le feux des projecteurs, n’y verra rien. A moins qu’elle ne s’approche, ce qu’elle fera au milieu du premier acte.
Erin, les pieds campés dans ce dernier rôle, l’observe alors droit dans les yeux. La main tendue vers elle, selon le script donné, elle sourit comme le ferait un jeune premier.

« Soit, ma très chère Dame, dansons jusqu’à la fin des temps. »

Texte appris, subtilisé à la volée, retenu grâce aux années de pratique et de répétition acharnée. Erin sourit, sous le regard décomposé de son ancienne partenaire. Ashley ne prendra jamais cette main tendue, reconnaissant immédiatement le visage de celle qu’elle a pourtant tué, cinq ans auparavant. Elle hurle sur scène, se débat avec sa culpabilité lancinante, devant l’implacable vérité qu’elle avoue à la vue de tous. Elle dévoile le tout dans une crise de panique, poussant l’équipe à faire cesser le spectacle. La folie la poussera à se retirer du monde public, stopper sa carrière et comparaître devant la justice. Une mise à l’écart forcée, qui terminera d’achever la chute de la seconde étoile anglaise, cinq ans après la mort d’Erin Moncreiff.

Qui, enfin, pourra reposer en paix.

[De l’entièreté du XXème siècle jusqu’à aujourd’hui] Funambule filiforme, qui flotte entre les guerres et les œuvres majeures. Électron libre en parfaite adéquation avec elle-même, qui surveille d’un œil lointain comment son enfant grandit sans elle. Homme du monde, puis père, puis âgé. Il s’éteindra à l’âge vénérable de 98 ans, l’instant où Erin trahira sa promesse personnelle de ne plus jamais être en contact avec son sang, pour les protéger du danger inhérent gravitant autour des immortels. Elle est venue le voir, quand personne ne pouvait le faire, pour déposer un dernier baiser sur son front. Son garçon, parti avant elle, marquera son éternité.
Elle la vit avec aisance, auprès de sa nouvelle famille d’adoption. Sa constellation est son pilier, c’est avec eux qu’elle s’épanouit le plus. Elle parcoure le monde à travers son envie de découvertes, d’amusement, d’amours plurielles sans jamais d’attaches, sans jamais se laisser dépassée de nouveau.
La trahison comme ennemie à abattre, dés lors qu’elle s’accroche à autrui. La famille, avant tout, puis les idéaux. Les Enfants de Prométhée, qu’elle rencontre à l’entre deux-guerres, la compte désormais comme membre émérite.
Et depuis, elle ne s’arrête plus de courir, de vivre, plus intensément, plus brillante que jamais. Dans l’ombre de la figure qu’elle a représentée, une poignée de paillettes dans dans un conte de fée.

Qu’elle écrire, et qu’elle signera, jusqu’au dernier point de son éternité.