I am no bird; and no net ensnares me | Francis Bazin

31 mai 1983 Francis vient au monde dans la plus grande discrétion, trois minutes après son frère Freddie (nommé ainsi d'après Freddie Mercury, un autre chanteur adoré de leur mère). Il n'y a pas de grandes effusions, ni de montagnes de présents, non. Seulement les larmes de soulagement de Marianne, d'avoir mis au monde deux bébés en bonne santé. Seulement la présence rassurante d'@Annabelle Wright, la seule à avoir épaulé Marianne ces derniers mois. Aucune autre visite, ni famille ni ami·es. Assumer une grossesse sans père, ça ne se fait pas dans son milieu. Encore moins quand le père en question n'est pas blanc.
juillet 1999 Vacances en Bretagne. Premiers pas dans l'océan. Été d'insouciance. Été des premiers émois amoureux. Deux semaines dans un camping, des vadrouilles à vélo, des soirées à la plage. Un premier baiser à la chaleur d'un feu de camp, premières caresses sous les étoiles. Il a les yeux verts, les cheveux blonds et des taches de rousseur sur le visage et les bras. Idylle éphémère, idylle révélatrice. Été inoubliable. Freddie ne pose pas de question, lève juste un pouce en les surprenant tous les deux entre deux tentes. L'étreinte de Marianne, pleine d'amour, une acceptation totale et immédiate. Peut-être qu'il y a eu des larmes de versées cet été-là, mais ce n'était que des larmes de bonheur.
29 mai 2002 La fin d'une époque. La perte de son frère, son complice de toujours. Ce n'était pas leur première manifestation, pourtant. C'était leur droit de défiler, de protester contre une montée de haine, de vouloir empêcher que le Mal s'installe à l'Elysée. Les CRS étaient présents pour encadrer la manifestation, pour "protéger". Protéger qui ? De quoi ? Comme c'est devenu trop souvent le cas depuis, la manifestation a dégénéré. Insultes et coups échangé·es. Mais que faire face à des hommes armés ? Freddie emmené aux urgences, déjà inconscient. Il ne se réveillera pas.  Un mois et deux jours de coma. Un mois et deux jours d'attente, d'espoir. Pour rien. Freddie est mort.
mai 2004 Francis ne supporte plus d'être chez lui, le regard amorphe de sa mère, l'absence criante de son frère dans chaque objet, chaque centimètre carré qu'ils ont passé leur vie à partager. Francis est en colère. Contre les forces d'un soi-disant ordre qui ont tué son frère. Contre le monde qui refuse de reconnaître ses souffrances, qui le juge parce qu'il ne vit pas dans le bon quartier, parce qu'il a la peau un peu trop foncée au goût de certain·es, parce qu'il ne peut pas aimer qui il veut et le montrer fièrement dans la rue. Les études de sociologie sont mises de côté. À quoi ça sert ? Personne ne lui fera confiance de toute façon pour lui donner un travail. Il boit, se drogue pour alléger son mal-être, pour oublier. Il traîne, se fait embarquer dans des plans foireux. Il commence à être connu du comissariat. Marianne vient le chercher à chaque fois, toujours aussi silencieuse, toujours aussi vide. Jusqu'au jour où elle arrive, les yeux et le nez rouge, les joues inondées de larmes. C'est comme un coup de poing, Francis ne peut plus respirer. Elle l'implore. Elle a perdu un fils, elle ne veut pas en perdre un autre. Francis se reprendra. Il y a d'autres façons de se battre, il n'est pas obligé d'endosser le rôle que la société a voulu lui donner.
17 août 2007 Marianne serre la main de Francis pour la dernière fois. Les traitements n'ont soulagé ses souffrances que temporairement, n'ont fait que retarder l'inévitable. Ce putain de cancer aura eu raison de Marianne, cette force de la nature, cette femme qui a tant sacrifié pour le bonheur de ses enfants, qui a surmonté épreuve après épreuve. Cette femme qui a toujours décidé de ce qu'elle voulait faire sans se soucier du regard des autres, cette femme a dû rendre les armes face à la maladie. Mais Marianne est apaisée. Francis est adulte, elle lui a transmi tout ce qu'elle savait pour affronter ce monde qui n'est pas toujours juste. Elle l'aura vu obtenir son master en journalisme. Elle est confiante en son futur, et Francis ne la décevra pas. Elle ferme les yeux, inspire et Francis se console en se disant qu'elle retrouvera Freddie.
avril 2010 Ça fait quelques temps que Francis traîne sur tumblr. C'est sympa, y a du bon et du moins bon, comme partout ailleurs. Pour déconner, avec des ami·es, il lance un side-blog spécialement dédié au club des immortel·les, ces fameuses célébrités qui donnent l'impression de ne pas vieillir. C'est marrant, ça passe le temps, ça permet de se changer les idées après une énième affaire de corruption, de crime resté sans punition. Parfois, lui ou d'autres collaborateurices trouvent des photos d'archives ou des peintures qui se ressemblent énormément, malgré des décennies voire des siècles de séparation. L'esprit humain est tellement influençable, on peut lui faire voir tout ce que l'on veut. C'est marrant quand même de créer des théories capillotractées.
janvier 2012 Francis n'est pas à sa place, dans ce bureau qui respire la richesse bourgeoise et la suffisance. Il n'a pas pris la peine de s'habiller correctement, pas comme tou·tes ces autres en tenue sombre sur-mesure et aux bijoux reluisants. Un simagré de deuil. Iels ne sont là que pour une seule chose, et ce n'est clairement pas pour pleurer leur aïeule. Francis ignore les regards en sa direction. On ne sait probablement pas qui il est, ou si c'est le cas, pourquoi il est présent. C'est la première fois qu'il rencontre la famille de sa mère, et uniquement parce que le notaire est venu le chercher en personne. Mais qu'est-ce qu'il peut bien foutre là ? Cette grand-mère ne s'est jamais préoccupée de lui avant, ne s'est même pas manifester au décès de Marianne, sa propre fille.
Francis reste dans un coin de la pièce, à l'écart des autres. Il ne fait pas partie de leur groupe, n'en a pas envie.
Le testament est apporté, le notaire l'ouvre, commence la lecture.
La grand-mère n'a jamais osé s'opposer à son mari, l'a laissé la priver d'une de ses enfants. Elle l'a regretté toute sa vie (et Francis ne peut pas s'empêcher de lever les yeux au ciel. Ça lui fait une belle jambe qu'elle ait eu mauvaise conscience d'avoir laissé sa fille dans la merde, ça ne l'a pas empêchée de l'y laisser...) Elle avait peur des répercussions, elle n'était pas comme Marianne, n'a pas eu la force de se dresser face à un homme abusif. Mais qu'est-ce qu'il pourra lui faire maintenant qu'elle est morte ? (Le patriarche qui trône au milieu de l'assemblée blêmit. Ses doigts sont blancs d'être crispés sur le pommeau de sa canne. La machoire serrée, les lèvres pincées, il ne dit rien, subit les attaques sous les regards gênés de sa famille. Francis est content de ne pas les avoir connus, de ne pas avoir grandi avec elleux. Au moins, Marianne aimait et respectait ses fils, n'a jamais tenté une fois de les blesser.) Alors pour emmerder cet homme qui l'a contrôlée toute sa vie, ces enfants qui au mieux ont ignoré leur soeur, au pire ont jugé qu'elle avait mérité ce qui lui était arrivé, la grand-mère a décidé de rattraper toutes ces années perdues en les envoyant chier une bonne fois pour toute. Elle n'a jamais oublié Marianne, et même si ça ne pourra pas réparer son erreur, ce sera une manière d'honorer sa mémoire. Francis sera l'héritier de sa fortune personnelle.
Francis est aussi surpris que les autres auditeurices. Son premier réflexe est de refuser, il ne veut pas de cet argent. Pas quand c'est pour racheter une faute impardonnable. Mais en voyant l'indignation que cette annonce suscite chez sa soi-disant famille, il sourit. Juste pour les faire chier... " J'accepte. "
novembre 2014 Un nouvel article corrigé, revu, dénaturé. Francis a toutes les preuves, mais le chef de rédaction refuse de publier son article tel quel. Ça risque de froisser les mauvaises personnes. Le journal perdrait des soutiens. Je ne peux pas risquer ça. Ce n'est pas la première fois, ce sera la dernière. Francis récupère son article tronqué de toute part, retourne à son bureau. Quinze minutes plus tard, il pose sa lettre de démission sur le bureau de son chef. Il fait du journalisme pour une raison, et ce n'est pas pour brosser les "grands" de ce monde dans le sens du poil. Il a les compétences pour reporter, il a l'argent pour financer des voyages. Et il y a tellement de plateforme pour s'exprimer sur Internet, Francis n'a pas besoin de rester enfermé par un contrat avec un journal, aussi réputé soit-il.
décembre 2016 Plusieurs mois dans une même ville, et Francis commence à avoir la bougeotte. Il ne va pas rester plus longtemps dans cet endroit, pas quand il reste encore tant de contrées à découvrir, de gens à rencontrer, de causes à défendre. Il y aura toujours des combats qui méritent d'être mis en lumière, qu'on leur accorde un peu d'attention. Un article, une photo suffit parfois à faire pencher la balance de l'autre côté. Du bon côté. Il ne peut pas se permettre de rester dans un train-train quotidien, satisfait de sa propre vie quand il pourrait tant faire pour les autres. Il veut partir, mais on le retient, il y a des cris, des pleurs, des reproches. Il a l'impression de s'en aller comme un voleur, sous couvert de la nuit, sans laisser de traces. Sa vie ne lui appartient pas, le monde a besoin de lui, l'appelle.
novembre 2019 Les violences ne cesseront jamais. Il est à Hong Kong depuis plusieurs semaines. Il prend des photos, écrit des articles, mais pour quoi ? Un étudiant est mort. Les forces de l'ordre redoublent de violence pour lutter contre leur propre peuple. Des menaces de tirs à balles réelles. Pour quoi ? Pour avoir osé se dresser contre un gouvernement ? Francis est en colère. Il se joint aux manifestations. Il se retrouve au milieu de la mêlée, il est mis à terre, les coups pleuvent sur lui sans qu'il ne puisse les arrêter. Il repense à son frère. Subira-t-il le même sort ? Il a du mal à trouver encore une raison à ce qu'il fait, pour justifier un combat contre les horreurs incessantes dont il est témoin. Les choses changeront-elles vraiment un jour ? Quand il sombre dans l'inconscience, il a peu d'espoir de se réveiller.