Endgame

[108] Naissance ; Saul lance les dés et tombe sur la case "Esclave israélite". Pas de chance petit. Allez, va te consoler en faisant ce qu'on te dit. A l'époque, il était déjà employé à couper et sculpter le bois, et il ne s'appelait pas Saul, mais Avraham. Ca n'a pas trop changé, non !
[127] Saul perd son premier enfant, le premier d'une longue série. Leurs conditions de vie d'esclave n'aident pas, mais il ne désespère pas ; jamais. Au fil des années, sa famille continuera d'agrandir et de rétrécir par à-coups.
[144] Cette année-là, sa femme mourut en couche, avec leur dernier enfant. Leur fille aînée se blessa en taillant du bois et fut emportée par l'infection, et Saul  décida de s'enfuir avec le seul fils qu'il lui restait. Dans la nuit, profitant de l'aide d'autres esclaves. Mais on le rattrapa, on l'exécuta sur le champ et on récupéra son fils. Petit imprévu ; Saul se réveilla des lieues plus loin, sur les rives du Jourdain dans lequel on l'avait jeté. Désorienté, et il y avait de quoi. Une myriade de choses appelaient son attention, il devrait apprivoiser tout cela.
[149] Oublié de ses anciens maîtres, Saul se présenta avec de quoi acheter la liberté de son fils. Mais celui-ci avait succombé à son tour. Plus rien ne le retenait sur cette Terre, alors Saul tenta de mettre fin à ses jours, pour rejoindre toute la famille qu'il avait déjà enterrée. Immanquablement, cela ne mena à rien. Alors il utilisa ce qu'il avait économisé en vain, et quitta cette terre, direction Jérusalem. Ainsi commençait sa vie vagabonde.
[149-837] Saul changeait régulièrement de nom, d'entourage, de lieu de vie. Tantôt sur les rives du Nil, tantôt entre le Tigre et l'Euphrate, tantôt au bord de la Mer Egée, à chaque siècle Saul revenait s'installer à Constantinople, Bagdad, Alexandrie, Jérusalem... Pendant des décennies il n'arrivait pas à s'entourer, de crainte d'à nouveau perdre ceux qu'il aimait. Pendant d'autres, il cédait et fondait à nouveau une famille qu'il finissait toujours par abandonner quand sa jeunesse éternelle attirait trop l'attention. Le seul ouvrage qu'il connaissait, celui du bois, n'était pas un métier avec lequel on pouvait faire fortune. Parfois Saul se laissait mourir de faim pour que sa famille s'en sorte, et disparaissait tout simplement. Souvent il s'en allait rejoindre une armée en guerre, et désertait en chemin. Puis il tentait à nouveau sa chance, voir si la mort l'accepterait enfin. Mais elle ne voulait toujours pas de lui, donc il tentait sa chance ailleurs, s'en allait vivre une nouvelle vie. Tantôt charpentier, tantôt bucheron, tantôt menuiser.
[837-1056] Au grès de ses déménagements successifs, Saul finit par suivre les nouveaux califats qui s'installaient le long de la rive Sud de la Méditerranée, jusqu'à atteindre Gibraltar pour s'installer à Cordoue, à Séville, à Valences... Ces siècles furent beaucoup plus prospères pour lui, qui sortait enfin de la misère. Quelques familles qu'il fonda accomplirent quelques exploits lors de la conquête de l'Espagne, et sur la fin, Saul se prit de goût pour la vie monastique. Cela ne lui ôta jamais son attrait pour la mort. De vaines tentatives de rejoindre la froide maîtresse ponctuaient ses décennies.
[1056-1453] Saulnant vie de famille, vie monastique, vie itinérante en Espagne puis en France, Saul finit par suivre la septième croisade en 1248. Ils étaient dirigés vers des terres qu'il avait abandonné il y avait près de cinq siècles, cela rendait l'immortel nostalgique. Il en profita donc pour à nouveau s'installer dans les villes qu'il avait autrefois connu, menant une vie qu'il connaissait depuis près d'un millénaire maintenant.
[1453-1812] Saul fut chassé de Constantinople, comme le reste de Constantinople à vrai dire. Il y mourut, pour une fois ce n'était même pas de sa faute ! Il s'en alla pour Venise pile à temps pour la renaissance italienne. Il vécu à Rome, à Florence, Milan, Sienne... comme il l'avait toujours fait. Mais l'histoire s'accélérait, les découvertes se multipliaient, les arts se perfectionnaient, les outils aussi. Ce fut au cours de ces multiples vies que Saul devint luthier, qu'il façonna ses premiers instruments. Son expérience se mesurait en siècles, son talent était hors-pair ; ses œuvres valaient une fortune. Pour la première fois en un millénaire et demi, Saul devint riche. Il en profita quelques années, avant de finalement retourner à une vie plus simple, moins extravagante, faite de familles, de travail, de l'attente interminable de la mort. Rien n'y faisait, il était toujours incapable de la rejoindre.
[1812-1914] Les conquêtes napoléoniennes firent sortir Saul d'Italie. Il découvrit enfin Paris, la capitale des lumières. Ses vies successives se firent plus courtes, plus solitaires, et le laissaient s'installer dans le nord de la France comme au Royaume-Uni. Sur la fin du XIXe siècle, Londres et Paris devinrent si grandes qu'Saul n'eut même plus besoin de les quitter pour changer de vie.
[1914-1951] Saul fuyait la Première Guerre Mondiale, et quitta le Vieux Monde au profit du nouveau. Comme à son habitude, il s'installait en ville, dans les incroyables métropoles nord-américaines. Bourdonnantes de vie, elles étaient de véritables merveilles. L'immortel s'installait de bon cœur, à New York, Washington, San Francisco, et de nouveau à New York, où il fonda une nouvelle petite famille. Ses identités changeantes, Saul les maîtrisait à la perfection. Mais la modernité aurait un jour raison de lui. Dans les années cinquante, la menace du communisme était un danger pour l'Amérique, et la méfiance régnait en maître. Saul était alors une cible de choix. Il suffisait de creuser un peu pour se rendre compte qu'avant son arrivée dans le quartier, Saul n'existait nulle-part. Fuyant alors une nouvelle menace, l'immortel reparti en Europe.
[1951-2020] Saul vit paisiblement en Europe occidentale depuis presque soixante-dix ans maintenant, partagé entre la France, le Royaume-Uni, l'Italie et l'Espagne. En 2020, il est installé à Londres depuis un peu plus d'un an. Sa fortune d'antan est l'ombre de ce qu'elle était autrefois, et l'art duquel il vit ne rapporte que peu. Son talent pourrait le faire remarquer et l'enrichir à nouveau, mais l'immortel n'osait pas s'offrir le luxe d'avoir une réputation, lui qui dépendait encore du besoin de disparaître d'une année sur l'autre.
Il attend encore la mort, mais n'ose plus tenter le destin. Voilà de longs mois que sa santé fait défaut ; sa vision se trouble. L'immortel en a presque perdu la vue, un comble pour l'homme aux sens surdéveloppés. Lui qui attendait la mort depuis deux millénaires se retrouve enfin face à elle, et perd tous ses moyens. Il est soulagé, d'un côté, mais il a peur. Cette vie qu'il mène en 2020 sera sa dernière.