Soulstorm (Timo)

Le silence ne la dérange pas tant, d’ordinaire. Voire même, il peut lui arriver d’apprécier le silence. Mais à cet instant, qui s’éternise depuis déjà un long moment, Agnès déteste ça, le silence. Plus exactement, elle déteste la situation présente. Presque un siècle à rêver de lui quasiment toutes les nuits, et plus le temps passait, à plonger dans de songes denses, intenses… Bien sûr, Neda lui a expliqué que c’est de cette façon qu’une … constellation sait qu’un nouveau venu est né et qu’il en fait partie. Ils rêvent les uns des autres jusqu’à ce se réunir ; ils se pressentiront jusqu’à la réunion de tous.

La maison n’est pas très lumineuse et dehors, la tempête fait rage depuis trois jours, faisant pleuvoir des trombes d’eau sur la ville et participant à l’ambiance lugubre du moment. Quand il est arrivé, Neda s’est éclipsée, marmonnant des justifications qu’Agnès n’a pas retenue. Parce que toute l’attente, l’anticipation, la joie, même, d’enfin rencontre l’un des leurs et surtout celui qui la hante le plus est retombée comme un soufflée quand elle a découvert qui cache derrière ces traits. Elle a imaginé, fantasmé même, ces rencontres comme… un peu plus joyeuses ou curieuses. En tout cas, pas de cette façon. Alors pour s’occuper, elle cuisine. Elle pétrit le pain, coupé en tout petit morceau les légumes, nettoyé trois fois le plan de travail et pendant qu’elle parachève la quatrième, elle cherche une idée pour improviser la suite et se sortir de ce malaise. Trouver quelque chose à dire, quelque chose de pas trop stupide, qui engagera la conversation et brisera la glace entre eux. Ils vont se trouver des points communs, des choses à se raconter, il pourra lui parler des autres, de ses vies, de ce qu’il fait… Agnès est angoissée et ne sait pas vraiment quoi faire de ce sentiment auquel elle n’est pas très habituée. « Du thé ? »

Elle ne s’adresse pas directement à lui, incapable de déterminer si elle doit le vouvoyer ou le tutoyer. Neda n’avait peut-être pas toujours été très agréable les premiers temps mais par tous les saints, ça avait été tellement plus facile. Oh, Agnès comprenait pourquoi la femme n’a pas souhaiter rester mais elle aurait pu lui donner deux ou trois conseils pour … comprendre l’homme ? Agnès n’attend pas de réponse affirmative ou négative et s’attelle à préparer le breuvage, dont elle finit par déposer une tasse devant lui. « J’espère que tu… vous… que le voyage s’est bien passé ».

Tu cilles doucement, les cils lourds d’un ennui que tu n’essaies plus de faire disparaître depuis plusieurs siècles déjà. Tu soupires lourdement et tu fais rouler de tes épaules ta veste d’une lourde étoffe qui t’étouffe. « Mmh oui. » Non pas que le thé fusse meilleur dans ta jeunesse, tu l’as oublié, ni même que tu le compares à celui consommé dans d’autres parties du monde, il était juste la plupart du temps insipide et trop flotteux pour être réellement appréciable. « Il y a du miel ? » Tu te redresses sur ton siège, te lève et tu fais quelques pas dans la pièce, ennuyé, fatigué, perdu aussi. Le Nouveau Monde n’est qu’un tas de boue et de gens misérables et miséreux. Tu fronces un instant le nez. « Qu’est-ce qu’on en a à faire ? » Tu te retournes vers elle, les sourcils arqués, les mains jointes derrière le dos, la tête penchée ostensiblement sur le côté.

Il lui colle un malaise assez incroyable… mais le fait est qu’il ne fait aucun effort… et que ça n’a même pas l’air de lui traverser l’esprit de se montrer si pas agréable, au moins… poli ? De faire preuve de quelques manières que ce soit qu’il a appris jadis dans ses milliers de vie ? La langue acerbe lui démange déjà le palais tandis que le malaise se transforme en agacement qui se diffuse pour s’étioler aussi vite qu’il nait. Mais franchement, des mois à rêver des lui (des autres aussi) et à attendre avec une impatience difficile à contenir leur rencontre pour… ça ? Un type fade, fatigué, grossier et qui ne semble même pas avoir envie d’être là. A se demander pourquoi il a décidé de se taper la traverser depuis son trou paumé d’Europe jusqu’ici. Agnès en est rendue là dans ses grommellements silencieux quand le type s’approche pour l’observer. « Oui il y a du miel. » elle répond avec un temps de retard. « Pas besoin de m’observer comme ça, je sais faire du thé. » elle ajoute sur la défensive, prenant le comportement de l’homme comme celui d’un maitre qui se sent l’obligation de passer derrière elle pour vérifier la qualité de son travail.

Sur le feu, la bouilloire laisse échapper le clapotis de l’eau bouillante et elle la retire d’un geste sec, laisse infuser le thé agrémenté de quelques mélanges de plantes de sa connaissance qui rehausse le goût. La seconde d’après, elle a attrapé un pot de miel dont elle plonge une grosse cuillère dans la mixture liquide et finit par pousser vers Timo sa tasse. « Ca s’appelle faire la conversation, mais bon, gardez vos secrets de la traversée. Ca ne peut pas être plus gênant que maintenant, de toute façon. »

Tu as vécu avec Neda plusieurs millénaires, les femmes agressives dans tous leurs états hormonaux, tu as appris à connaître et à encaisser – non pas de toute façon que son irritation t’inquiète réellement. Tu te contentes donc d’un sourcil arqué pour répondre à son sentiment de défiance qui irradie d’elle comme ce mal-être enfantin qui la force à combler le silence entre vous. « Et.. ? » Finis-tu par lâcher avec la même intonation plate que tu utilises pour toute émotion, de la colère à l’amusement. Tu te penches sensiblement en avant, la tête toujours oscillante, observant avec toujours plus d’intensité les gestes brusques et nerveux d’Agnès, la colère qui montait, l’irritation étrange que tu ne parviens qu’à observer et plus à ressentir. « Il n’y a pas de secret, tu saurais ce qui se passe si tu avais quitté ton chez toi plus tôt. »

Ses billes se déplacent lentement dans les orbites jusqu’à fixer l’homme à ses côtés, tandis que son expression se transforme lentement en quelque chose qui oscille entre l’atterrement et l’agacement. Les lippes se redresse pour lui adresser un sourire d’une rare insolence. Elle avale le thé bien trop chaud presque d’une traite. Elle se brûle au passage, mais peu lui importe. A cet instant, elle ne souhaite pas avoir de réponse pour s’éterniser dans cette cuisine devenue exigüe et à étouffante et surtout, en compagnie de cet homme apathique, triste, mou, lent, avec au moins autant de conversation qu’une vache (et c’est pas très sympa pour ladite vache), le regard vide et… « D’accord. » elle lâche avant de quitter la pièce sans rien ajouter ni lui accorder plus d’un regard. Elle se doute que sa réaction passera sur lui comme les milliers d’années qui l’ont plongé dans cet état amorphe. Tout en pestant intérieurement, elle attrape une étoffe chaude dans laquelle elle s’enroule, attrape un panier et plante Timo dans la maison qu’elle partage avec Neda. L’air frais, bien qu’humide, l’apaise autant que les pas qui la mène vers le centre-ville. Pour se concentrer sur autre chose que la présence désagréable qui hante la cuisine, elle répète les dernières commandes d’onguents qu’on lui a passé et les ingrédients associés. Un passage par le marché pour quelques herbes et plantes, elle n’oublie pas de faire un détour par l’échoppe tenue par la tribu native qui vit à quelques kilomètres de là. Agnès nourrit l’espoir secret qu’un jour, l’homme acceptera de l’inviter chez les siens, afin qu’elle découvre l’étendue de leur savoir. En attendant, elle se contente de le regarder choisir avec soin les tubercules et racines qu’il emballe avec soin. L’homme a la peau burinée par le soleil et une vie passée dehors, des rides qui s’étirent joyeusement quand il lui sourit et la main sûre. Il parle un anglais parfait mais jamais la femme n’a osé lui poser de question à ce sujet. A la place, elle lui paie un peu plus généreusement ce qu’elle lui doit avant de de continuer ses emplettes. Une paire d’heure après, alors que le ciel s’est à nouveau couvert et que dans le lointain résonne déjà le tonnerre, elle pousse la porte et souffle tandis qu’elle retrouve la chaleur de l’intérieur. « Toujours là ? » elle demande d’une voix forte tandis qu’elle se débarrasse de ses bottines crottées de boue et de son manteau.

Tu t’inquiètes en réalité assez peu de ce départ brusque qui te semble plutôt familier, comme une sensation de déjà-vu. A ton âge, tu t’embourbes dans ces biais cognitifs et tu te raccroches comme tu peux aux souvenirs qui te restent en les associant à d’autres, plus actuels et ce malgré l’irritation grandissante de tes camarades. Tu n’arrives même pas à réellement lui en vouloir, encore moins à Neda qui brûle par son absence. La mort de votre dernier enfant n’a fait qu’accentuer le fossé que les siècles avaient creusé entre vous. C’est du moins ce que tu essaies de te persuader alors que la douleur du deuil d’un enfant ne s’atténue guère avec le nombre. Peut-être également que vous aviez mis en lui tout l’espoir qui vous restait, alors que vous n’aviez rien fait pour le rendre plus illustre que les autres. Peut-être également que ce deuil était plus profond, la mise en terre du dernier enfant avec tous les autres et de votre relation, trop longue, qui ne trouvait pas de fin et ce malgré le départ des êtres aimés. Il n’est de douleur comparable à celle de rester quand les autres s’en vont. Tu te retrouves seul, encore une fois, dans une maison qui sent ces femmes qui te sont liées par le corps ou par l’esprit et tu erres un instant, sans curiosité, avant de t’asseoir dans un siège plus confortable que les autres.

Tu ne sais pas combien de temps a duré son départ et, peut-être, espères-tu que la voix soit celle de Neda, qui aura certainement plus à te dire dans ses récriminations que la déception non verbale d’Agnès. « Ce n’est pas la saison pour retourner en Europe. » Te contentes-tu de répondre d’un ton maussade, toujours affalé dans ton siège, les mains croisées sur ton ventre. Tu tournes la tête pour la regarder pénétrer dans la pièce, n’amorçant pas un geste pour l’aider à déballer ses affaires. « Où est Neda ? »