nin gal nin-e-ne (neda)

[001] Dire que Neda a des problèmes de mémoire serait l’euphémisme du siècle. En même temps, comment pourrait-il en être autrement après de 4000 ans d’existence ? On tolère bien quelques failles chez les humaines normaux de plus de 70 ans mais pour une étrange raison, il faudrait que les Immortels soient la mémoire du monde ? Que chacun s’occupe de ses anniversaires à souhaiter et les moutons seront bien gardés. Bien que, pour faire sa liste de course, elle n’ait de soucis qu’une fois sur deux. C’est plutôt de se rappeler ce qu’elle a fait il y a un, dix, cent, mille ans qui lui pose problème. Tout s’embrouiller dans sa tête : les lieux, les époques, les gens…. Elle a tellement vu, tellement fait – très souvent encore et toujours la même chose en des endroits et des temps différents – que lorsqu’elle arrive à se rappeler qu’elle a bel et bien fini le lait, elle doit affronter de terribles impressions de déjà-vus. [002] En dehors de sa mémoire en dents de scie, la vieille Immortelle n’a pas de vrai problème dans sa vraie vie. De tous temps, Neda a su bien s’entourer et si elle a bien quelques cachettes ici et là recelant de l’or et autres babioles à la valeur inaltérable en cas d’urgence, elle se repose surtout sur la générosité des Mortels. Bienfaiteurs, admirateurs, mécènes, parrains, elle a vu tous les profils défiler au cours de sa très longue existence. Des hommes – ou des femmes, mais très rarement – prêts à lui offrir leur fortune pour un temps ou jusqu’à ce que la mort les sépare et qui serait-elle pour refuser de leur faire ce plaisir ? Généralement leur intérêt – pour ses dons, son esprit mais surtout ses fesses – ne fait pas que lui offrir une sécurité pécuniaire mais lui permet une certaine tranquillité pendant quelques dizaines d’années. Ces derniers temps, c’est un riche mécène allemand rencontré dans les années 1970 qui paie ses factures. Le pauvre homme étant cloué au lit, flirtant un peu tous les jours avec la mort, Neda jouit d’une certaine liberté dans leur appartement de Berlin, en se faisant passer pour sa petite-fille. [003] Si elle semble ne pas attacher d’importance aux Mortels, ce n’est pas parce qu’elle se croit supérieure à eux. Contrairement à la majorité des Immortels rencontrés au cours de sa vie dont elle se sait supérieure en presque tout point. C’est juste qu’ils ne sont que de passage et que d’ici cent ans ils ne seront plus alors qu’elle, si. Leur vie est si courte que leurs ennuis et chagrins ne durent qu’un instant. Ils méritent de vivre leur vie dans les meilleures conditions sans s'occuper des affaires de vieillards aigris en manque d'occupation. Enfin, ça c'est la vue d'ensemble, dans le détail, peu importe qu’elle abime un peu leur égo, leur portefeuille ou le chandelier d’argent hérité de leur grand-mère quand bien même elle n’était pas là au moment de sa prétendue chute. [004] Les humains ont beau bénéficier de la cordialité polie de Neda, ce n’est pas le cas des Immortels qui doivent la gagner. Déjà, et c’est un principe de base, elle ne retient jamais les noms avant qu’un siècle ou deux ne se soit écoulé. Elle a déjà du mal à se rappeler des humains qui l’entoure sans s’encombrer de l’état-civil d’un Immortel en touriste dans sa vie. Ensuite parce que la plupart croient mieux savoir que tout le monde – rapport au fait qu’ils ont tout vu, tout fait et ce depuis l’aube des temps en oubliant, ou ignorant, sciemment ou non que Neda est parfois plus vieille qu’eux. Son problème vient surtout du fait que son carnet d’adresse d’Immortels vient de son passé chez l’Hydre et que depuis elle nourrit une aversion tenace envers eux qui pensent être de leur devoir d’imposer aux autres leur avis. Les Mortels et les Immortels ont chacun leur temporalité. Encore une fois : si chacun s’occupait de ses moutons, imaginez la qualité des méchouis qu’on aurait. [005] Neda a eu beaucoup, beaucoup, d’enfants. Déjà parce qu’il est difficile d’éviter une grossesse sur un tel laps de temps, même en le voulant très fort, et ensuite, quand elle aurait pu s’en débarrasser pour s’éviter de nouveaux chagrins, parce qu’elle les voyait comme un moyen de rendre grâce à la déesse qu’elle a longtemps servi, la déesse de la fertilité. Parfois parce qu’elle ne pouvait pas faire autrement, parfois pour s’assurer une situation ou l’adoration sans borne d’un autre être vivant ou pour combler l’ennui. Cependant, après ses premiers millénaires d’immortalité, Neda a cessé de s’attacher autant à sa progéniture qu’elle savait si éphémère, même en survivant à la petite enfance. Son espoir et son intérêt n’est revenu que pour ceux qu’elle a eus avec Timo, au fil du temps, espérant à chaque fois que celui d’après pourrait être comme eux, bien longtemps avant d’entendre parler de la notion de génétique. Incapable de savoir si le prochain serait le bon ou non, elle et son compagnon les ont toujours poussés à surpasser la masse en tout et exceller. [006] Pas besoin d’être Albert Einstein pour comprendre que ses rêves et ses intuitions se révélaient en fait être des puits de savoir sur le passé, le présent et le futur. Il lui fallut quand même près d’un siècle pour comprendre comment les utiliser consciemment et surtout elle n’a jamais compris que ce qui lui venait dans le conscient et l’inconscience était issu de deux dons bien séparés. On a mis beaucoup de noms sur ce qu’elle faisait : prêtresse, oracle, devineresse, sorcière, chaman, spiritiste… Tantôt avec crainte, tantôt avec envie. Ce talent a autant causé sa renommée que sa perte mais a toujours fait sa plus grande fierté. Mais toutes les bonnes histoires ne souffrent pas de se faire spoiler et après avoir vu venir la mort de son dernier enfant, elle a juste perdu le goût des présages et traite présages et intuitions comme des mauvais rêves à oublier dès qu’on pose les pieds par terre. [007] S’il y a beaucoup de choses dont elle ne se souvient pas, elle se rappelle en revanche de sa dernière crise de fureur avec une grande acuité. Sans surprise, c’était contre Timo, il y a 300 ans après sa rencontre avec Agnès. Ils venaient de perdre leur dernier enfant, le dernier qu’ils ont eu ensemble, et son empressement auprès de la jeune immortelle a déclenché une colère sans limites qui était plus du fait de son chagrin que contre le dernier membre de leur constellation. Neda a hurlé pendant des heures puis a levé le camp. [008] Si on lui demande, Neda aurait tendance à se décrire plutôt comme quelqu’un d’énergique. Surtout quand on considère qu’elle est vieille de plus de quatre millénaires et qu’elle a tendance à s’ennuyer le temps de dire « Bonne année [insérer le numéro de l’année ici] ». Mais comme toute bonne machine de guerre, il lui arrive d’avoir de temps à autres d’avoir des coups de mou. Généralement introduits par un déjà-vu ou le soudain constat qu’elle n’est plus capable de trouver le bon mot dans une langue ou juste le terme nécessaire, ces moments de vague peuvent se prolonger des mois voire des années entières. Elle se retrouve alors, comme lorsqu’on a une bonne grippe, à se plaindre de tout et de rien tout le temps, le vague à l’âme et l’âme irritable. Elle pense alors à la vie, à la mort, au fait qu’elle aurait dû atteindre sa date de péremption depuis longtemps déjà et avant de comprendre ce qui l’a amenée là, Neda se retrouve perchée sur le parapet du plus haut bâtiment des environs. Parfois le vertige la rattrape et la fait redescendre et parfois pas. Après une petite pause de la vie, le temps à son corps de repasser de forme liquide – type bouillie – à solide et elle est de nouveau prête à repartir comme en 40. [009] Pour faire travailler sa mémoire de poisson-rouge, Neda a dirigé son intérêt sur les antiquités. Au vernissage d’une exposition – où elle allait d’ailleurs rencontrer son bienfaiteur actuellement –, elle s’est rendue compte que certains objets lui rappelaient des moments de son passé, ranimant parfois des souvenirs complets d’une période qu’elle pensait oubliés depuis longtemps. Que ces flash-backs soient fidèles ou réécrits par son cerveau pour l’occasion, peu importe. C’est ce qui a poussé la vieille urukienne vers l’archéologie du côté des antiquités de sa région d’origine. [010] S’il y a longtemps qu’elle a décidé de mener vie en marge de celle des Mortels, sauf quand ça l’arrange ou qu’elle ait des membres de l’Hydre à remettre à leur place, Neda a toujours tendu l’oreille à la mention d’Immortalité. Pas pour elle – elle est déjà bien servie, merci pour elle –, mais pour ses enfants. Après sa rencontre avec Timo, elle espérait vraiment qu’un de leur rejeton finirait par hériter d’eux. S’ils récupéraient presque tous avec le nez buté de leur père, l’un ou l’autre finiraient bien avec le don de guérir d’une épée dans le ventre, non ? Et bien, il faut croire que non. Alors quand l’ère moderne de la science toujours repoussée plus loin s’est penchée sur les secrets de la vie éternelle, Neda s’est pris un abonnement aux revues scientifiques. Elle donnerait cher pour voir ça, pour avoir l’espoir de traverser un jours les siècles passés avec un de ses enfants. Juste un. Diable, elle serait même prête à donner un coup de main.