Athénaïs Nemeth (Wild soul)

[17 mars 1992] “Putain c’est quoi ce bordel !” Le cri de ta mère résonne dans la maison, alors qu’un cri de douleur déchire l’atmosphère calme de l’endroit. Ta mère… Elle vient de perdre les eaux et elle ne s’en doutait pas. Ta mère qui refusait une seconde grossesse. Ta mère qui n’a jamais voulu d’un second enfant. Déni de grossesse et voilà qu’elle est prête à accoucher. C’est de la colère qu’elle ressent et non de l’envie. Alors, quand la gosse se retrouve devant ses yeux, elle réfléchit rapidement à une solution. Son aîné est destiné à devenir l'emblème de la famille, celui qui doit reprendre les rênes au Conclave. Il est l’héritier en titre, il faut trouver une place à la seconde et surtout, ne plus tomber enceinte. Et c’est là qu’elle a eu cette idée. Elle pouvait parfaitement te faire entrer dans le conclave aussi, après tout, elle avait entendu parler de ces enfants qui pouvaient être donnés au Conclave pour en faire de parfait traqueur d’immortel, mais aussi des assassins, sans scrupule, sans foi ni loi. De quoi rentabiliser cette naissance qu’elle ne voulait clairement pas. Voilà comment tu es devenu de la chair à canon. Voilà comment tu es devenu l’outil parfait de tes parents.
[Mars 1997] Tu n’as que cinq ans. Cinq années que tes parents te nourrissent espérant te larguer rapidement chez les entraîneurs. Cinq années où tu n’as pas rencontré ton frère une seule fois, comme si tu n’étais qu’une paria. Cinq ans, c’est si jeune et pourtant, c’est l’âge parfait pour façonner un esprit. Alors tes parents n’ont pas hésité une seule seconde. Ils t’ont cédé au Conclave, comme un objet trop utilisé qu’on donne à son voisin parce qu’on en veut plus. Tu n’as pas réellement souffert, soyons honnête, tu ne réagissais pas réellement. Tes parents ne t’ont jamais réellement donné d’affection, ils t’ont tenu loin d’eux, loin de Méreben, loin de la famille. Tu n’étais qu’un outil, pourquoi s’ennuyer avec toi ? Alors tu n’as pas résisté une seule fois, tu n’as même pas pleuré, tu es juste parti avec l’homme qui est venu te chercher.
[Avril 1997] Tu rencontres pour la première fois celui qui va t’entraîner, Alkar qu’il se nomme. Tu n’as posé aucune question, tu n’as pas demandé tes parents, tu l’as juste regardé jusqu’à ce qu’il se mette à parler. Il t’a dit que vous alliez apprendre à bouger, que vous alliez apprendre à jouer. Jouer…. Tu n’as jamais su ce que cela signifiait, mais dès que tu as commencé, tu as apprécié. C’était comme faire marcher ton esprit sans vraiment le faire marcher. Jouer, tu adorais ça, bouger, nettement moins. Tu n’as pas compris que bouger signifiait commencer l’entraînement. Il n’y avait pas d’arme, rien qui ne puisse te blesser. Il n’y avait que des gestes qu’il fallait reproduire. Et une fois de plus, ton esprit d’enfant n’a eu de cesse de le faire. Secondes après secondes, minutes après minutes, heures après heures. Tes journées n’étaient faites que de combat et de stratégie. Tu étais comme de l’argile pour eux et ils ont voulu faire de toi, une œuvre d’art vivante.
[2000] C’est la première fois que tu le vois. Tu le jauges un instant, cherchant la ressemblance qui devrait te sauter aux yeux. Lui l’enfant légitime, toi l’enfant objet. Tu te demandes ce qu’il fait là, à t’attendre au beau milieu de la nuit. Tes insomnies ont fait le tour de l’internat depuis longtemps et on te laisse t'entraîner durant ces moments où le sommeil te fuit. Tu tentes chaque nuit de t’épuiser pour atteindre ce sommeil tant mérité, la solitude est ta seule compagne, pourtant, tu as entendu ce frémissement léger de vêtement, ce qui t’a fait tourner la tête et c’est là que tu l’as vu. Tu devrais le détester, ce serait une réaction pour le moins normale, pourtant, c’est la curiosité qui te pousse vers lui. Vous n’avez qu’un an d’écart et quelques mois, ce qui n’est rien dans une vie, la véritable différence, c’est que lui était voulu, alors que toi … Pourtant, dans cet endroit éclairé seulement par une légère lumière, c’est sa main qui se tend vers toi. C’est son regard azur si semblable au tien qui se fixe dans tes yeux et cette tignasse d’un noir profond qui prouve que vous êtes affilié. Tu l’as déjà vu de loin, alors il ne t’est pas inconnu, mais tu sais aussi qu’il n’a rien à faire là, que ce n’est pas sa place. Pourtant, tu ne lui demandes rien et sans rien dire, tu attrapes cette main que tu serres, reconnaissante pour la première fois de ta vie d’avoir quelqu’un qui pourrait tenir à toi autrement qu’en tant qu’objet qui peut lui être utile.
[2002] “Pourquoi ?” C’est la première fois que tu posais la question. Pourquoi chasser les immortels ? Pourquoi les récupérer ? Pourquoi les torturer et faire des expériences sur eux ? Pourquoi est-ce qu’on vous formait pour ça, tout simplement. La curiosité a toujours été ton dada, tu n’as jamais pu t’empêcher de fourrer ton nez là où il ne fallait pas, mais tu n’aurais pas dû poser ce genre de question. Ce n’est pas des paroles qui surgissent de la voix de ton instructeur actuel, mais son poing que tu n’attendais pas et qui te brise presque la pommette alors qu’il t’envoie au tapis. Il commence à vociférer que tu n’as pas à réfléchir à ça. Que ta famille t’a vendu comme un paquet de viande qu’on vend au supermarché, que tu n’es pas là pour poser des questions, mais juste pour obéir. Il réitère ses coups à chaque phrase qui sort de ses lèvres. On t’a appris à gérer la douleur, mais ça, tu ne comprends pas. Ce déchaînement de violence pour un simple pourquoi. Ce besoin qu’il a de te faire taire alors que tu ne parles plus et que tu n’émets aucun son. Tu ne sais pas combien de temps cela dure, mais ça s’arrête aussi rapidement que ça a commencé. Ton instructeur est emmené loin et toi, on te colle en chambre de soin pour que tu te remettes. C’est à partir de ce moment-là que tu comprendras. L’homme a vu sa femme se faire tuer par un immortel, mais d’un autre côté, s’ils n’étaient pas partis le chasser, elle ne serait pas morte. C’est un cercle sans fin, pourtant, tu apprends à te taire, à garder les réflexions pour toi. C’est là que tu comprends que montrer ce que tu ressens est une faiblesse en soi, alors tu enfermes tout. Tes émotions, tes réflexions, tes envies, tes désirs, tes besoins. Tu laisses tomber ton humanité au profit d’un visage fermé que certains t’envieront, que d’autres redouteront, tout simplement parce que derrière ce visage, personne ne sait ce qui s’y passe et c’est tout aussi bien pour toi. Au moins, tu apprends de tes erreurs, c’est un bon début.
[2002-2010] Depuis l’éclat, tu ne parles plus, tu ne fais que t’entraîner. Tu suis les instructions à la lettre, comme si tu étais entré dans le rang. Tu suis les cours prévus pour toi. La plupart de tes journées ne sont que des combats, de la mise en place de stratégie, de la lecture de vieux rapports militaires, ainsi que des interrogations écrites nommées mise en situation pour voir si tu es capable de te sortir de n’importe quelle situation. On te farcit la tête de tout ça sans même se demander si tout peut rentrer dans ton esprit. C’est une obligation, un devoir, peu importe que tu puisses ou non, tu le dois. Mais ce n’est pas pour eux que tu bosses si dur. Depuis que tu as vu ton frère, depuis qu’il t’a promis qu’un jour, vous seriez ensemble au grand jour, ton envie s’est décuplée et tu fais tout pour devenir la meilleure. Pas que la compétition t’importe au final, tu te fiches pas mal de tous ces autres gosses coincés dans leur bulle, toi, ce qui t’importe, c’est d’être la plus forte pour pouvoir être utile à ton frère.
[2009] C’est ton mentor qui te l’a proposé. Entrer en étude pour avoir un métier. Tu ne sais pas trop pourquoi cela lui est venu là, mais il n’a pas cessé de t’en parler jusqu’à ce que tu te décides. Un métier… Pour ne pas être esclave de tes attributions au Conclave qu’il te disait. Un métier… Tu n’y as jamais réellement pensé et pourtant, quelque chose s’est dessiné dans ton esprit sans même que tu ne l’es réalisé. Un métier… Tu t’es toujours dit qu’en fait, tu n’en aurais pas besoin, malgré tout, tu as fini par choisir une voie. Bien évidemment, tout se ferait à distance, hors de question pour toi d’aller en cours, surtout si c’était pour louper tes entraînements. Tu avais le choix entre de nombreuses voies, mais tu as choisi celle que ton mentor n’avait même pas envisagée : la justice. Un choix judicieux quand on y pense, comment mieux contourner la justice qu’en connaissant ses rouages ? Tu n’as pas fait de longues études, tu ne l’as pas voulu, ce n’était pas réellement nécessaire. Trois années seulement. Trois toutes petites années et te voilà paré pour la cour des grands.
[2013] C’est ton début dans le grand monde. Trouver un boulot n’a pas été compliqué, ton mentor y a veillé. C’est en tant qu’assistante judiciaire que tu commences ta carrière. C’est un métier qui te plaît, d’une certaine façon. Il te donne assez de latitude pour être agent du Conclave et te donne assez pour paraître indépendante. Pas que cela ait plu à tes parents. Non, eux ont estimé qu’avoir un boulot desservait le Conclave, comme si avoir un travail pouvait t’empêcher de faire ce pour quoi on t’a élevé depuis tes cinq ans. C’est inscrit dans tes gênes, inscrit dans ton sang, c’est instinctif pour toi. Mais ça, ils ne l’ont jamais compris parce qu’eux ont vécu leur vie comme des enfants légitimes, des petits princes et princesses, ce que toi, tu n’as jamais eu. Ce qu’ils n’ont pas compris en revanche, c’est que maintenant une fois adulte, tu n’as plus aucune raison de t’occuper de leur avis. Ils n’ont plus aucune emprise sur toi et c’est tout aussi bien ainsi. Eux ne l’acceptent pas aussi bien que toi. Tu entends encore les vociférations de ta mère te disant que ce sont  eux qui t’ont fait, que tu leur dois le respect et que ton statut de traqueuse, tu leur dois de toute pièce. Tu aurais bien répliqué qu’envoyer son gosse pour devenir un traqueur et un assassin n’a rien de bien glorieux, mais ce serait comme pisser dans un violon, alors tu t’es tu. Tu les as écoutés aussi stoïque qu’ils ont voulu que tu sois ce qui les as encore plus agacés soit dit en passant et puis, ta décision dit, tu as tourné les pieds et tu es partie sans jamais te retourner, un léger sourire au coin des lèvres.
[2014] Cela fait presque un an maintenant que tu bosses en tant qu’assistante juridique et que tu côtoies Liam. Liam, il est doux, calme, tranquille. Un peu effacé aussi, mais clairement, il n’a rien d’un combattant, tout l’inverse de toi en somme. Liam, il est adorable et sa voix grave fait sans cesse accélérer ton cœur sans que tu ne te l’expliques. Et puis, Liam, il t’invite à sortir un soir, puis deux, puis trois. Et c’est là que tu comprends, c’est là que tu te rends compte qu’en fait, tu es amoureuse de lui. Tu essaies de le fuir pendant quelques semaines, parce que tu ne sais pas trop comment gérer, jusqu’à ce qu’il te rattrape et te demande de sortir avec toi. Premier amour, premier émoi. Tu l’aimeras de toute ton âme, de toutes tes forces, mais cela ne suffira pas. Un an plus tard, il s’en ira du boulot, déménageant avec sa fiancée. Fiancée dont tu n’avais jamais entendu parler, mais dont ses parents l’ont gratifiée il y a de cela quelques mois et qu’il a acceptée. Première désillusion. Tu te promets que plus jamais tu ne tomberas amoureuse, ce n’est pas nécessaire pour vivre, alors autant éviter les complications.
[2015] Ton frère est venu te voir directement, chez toi, comme si tout était normal. Mais il n’est pas venu les mains vides, il a apporté avec lui, une proposition plus que tentante : devenir son garde du corps. Celle-là, tu ne l’avais pas vu arriver, pourtant, il ne te faut pas longtemps pour accepter. Ton frère, c’est ton univers. Pour lui, tu es capable de tout, alors pourquoi chercher pendant dix mille ans ? De plus, cela vous permettra d’être enfin réuni sans avoir vos parents constamment sur le dos. Alors tu acceptes. Sa sécurité est désormais ta priorité, et cela, te sied à merveille.
[2016] Il est temps pour vous de déménager. Promu à une place dans la maison mère de votre entreprise, New York attend l'arrivée de ton frère et en tant que garde du corps, tu ne peux que le suivre. Désormais, loin de votre famille, vous allez pouvoir vivre ensemble et vous comporter comme un frère et une sœur normale en dehors du travail. Nul besoin de se voir en cachette, vous allez vivre tous les deux. Vous voilà enfin à un tournant de votre vie et la liberté vous tend les bras avec un soulagement plus que bienvenue.